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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/186

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tristesse et mon ennui. Croiriez-vous que je n’aime plus les femmes ? Pas le moindre désir physique. Il faut que la douleur m’absorbe entièrement. Mais je me laisserai facilement aller à de nouvelles rêveries. Venons au fait. Depuis longtemps je suis très lié avec -.

Je suis encore lié intimement avec Ch. N-. Celui-là est encore plus expansif que - ; il vous plairait davantage, surtout les premières fois. N- a souvent les larmes sur le bord des paupières, tout en vous parlant. Il a ce que vous nommez de l’humectant dans toute sa personne. Il me témoigne une affection toute paternelle. On pourrait lui reprocher peut-être d’avoir trop d’indulgence pour les médiocrités, mais cela tient à sa grande bonté. — tomberait dans l’excès contraire ; il ne verrait pas avec plaisir, je crois, un homme qu’il jugerait ordinaire. Vous me direz qu’il y a de l’amour-propre là ; mais si j’étais obligé de me gêner avec vous, autant vaudrait ne pas vous écrire.

Je passe tous les dimanches soirs chez N-. Là se réunissent plusieurs hommes de lettres. J’y ai vu madame T-, j’y ai causé avec E- D-, P-, le baron T-, M. de C-, savant célèbre qui s’intéresse beaucoup à moi ; M. de R-, antiquaire et historien. Enfin M. J-, que j’ai connu là, est un ami que j’espère avoir acquis. Il est colossal par la pensée. S’il avait un peu plus de poésie dans l’âme, je n’hésiterais pas à le regarder comme un homme étonnant ! Vous avez lu ses articles sur Walter Scott et d’autres. Ce n’est pas un médiocre dédommagement à ma douleur que d’être apprécié par un tel homme, d’autant plus qu’il est froid, sec, au premier abord, et surtout désespérant pour les médiocrités, qu’il méprise, lors même qu’il les voit célèbres. M. J- ressemble à L-, il est beau de visage. Dessous sa sécheresse, il y a aussi beaucoup d’humectant, et dans tout lui, dans son accent, dans ses manières, une couleur montagnarde et anglaise. Il est né dans le Jura. Il a été souvent à Genève. Nous sympathisons par la pensée, par les inductions, et par la difficulté de rendre ce que nous éprouvons.

Je reviens à N-. Pour en finir sur lui, il a l’air et les goûts d’un gentilhomme de campagne. Je lui ai prêté vos poésies ; il en est enchanté. P. L- va publier ses Voyages en Grèce, en vers. Je lui en ai entendu lire un fragment, c’est ravissant, c’est poétique comme Byron ; mais il n’y a ni cette pensée féconde, ni ce génie vaste et souffrant qui nous prennent à la gorge dans le barde anglais et dans son rival de Florence. M. L- ressemble à Goethe (vous reconnaissez là ma manie de ressemblance). Il lit ses vers d’une manière tout à fait particulière et pleine de charme ; il est simple, tranquille, réservé ; il a quelque chose de protestant dans sa personne. Il a beaucoup