Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/195

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Quand on raconte une histoire comme celle d’Ymbert Galloix, ce n’est pas la biographie des faits qu’il faut écrire, c’est la biographie des idées. Cet homme, en effet, n’a pas agi, n’a pas aimé, n’a pas vécu ; il a pensé ; il n’a fait que penser, et, à force de penser, il a rêvé ; et, à force de rêver, il s’est évanoui de douleur. Ymbert Galloix est un des chiffres qui serviront un jour à la solution de ce lugubre et singulier problème : -Combien la pensée qui ne peut se faire jour et qui reste emprisonnée sous le crâne met-elle de temps à ronger un cerveau ? -Nous le répétons, dans une vie pareille il n’y a pas d’événements, il n’y a que des idées. Analysez les idées, vous avez raconté l’homme. Un grand fait pourtant domine cette morne histoire ; c’est un penseur qui meurt de misère ! Voilà ce que Paris, la cité intelligente, a fait d’une intelligence. Ceci est à méditer. En général, la société a parfois d’étranges façons de traiter les poëtes. Le rôle qu’elle joue dans leur vie est tantôt passif, tantôt actif, mais toujours triste. En temps de paix, elle les laisse mourir comme Malfilàtre ; en temps de révolution, elle les fait mourir comme André Chénier.

Ymbert Galloix, pour nous, n’est pas seulement Ymbert Galloix, il est un symbole. Il représente à nos yeux une notable portion de la généreuse jeunesse d’à présent. Au dedans d’elle, un génie mal compris qui la dévore ; au dehors, une société mal posée qui l’étouffe. Pas d’issue pour le génie pris dans le cerveau ; pas d’issue pour l’homme pris sous la société.

En général, gens qui pensent et gens qui gouvernent ne s’occupent pas assez de nos jours du sort de cette jeunesse pleine d’instincts de toutes sortes qui se précipite avec une ardeur si intelligente et une patience si résignée dans toutes les directions de l’art. Cette foule de jeunes esprits qui fermentent dans l’ombre a besoin de portes ouvertes, d’air, de jour, de travail, d’espace, d’horizon. Que de grandes choses on ferait, si l’on voulait, avec cette légion d’intelligences ! que de canaux à creuser, que de chemins à frayer dans la science ! que de provinces à conquérir, que de mondes à découvrir dans l’art ! Mais non, toutes les carrières sont fermées ou obstruées. On laisse toutes ces activités si diverses, et qui pourraient être si utiles, s’entasser, s’engorger, s’étouffer dans des culs-de-sac. Ce pourrait être une armée, ce n’est qu’une cohue. La société est mal faite pour les nouveaux venus. Tout esprit a pourtant droit à un avenir. N’est-il pas triste de voir toutes ces jeunes intelligences en peine, l’œil fixé sur la rive lumineuse où il y a tant de choses resplendissantes, gloire, puissance, renommée, fortune, se presser, sur la rive obscure, comme les ombres de Virgile

Palus inamabilis unda
Alligat, et novies Styx interfusa coercet.