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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/25

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dessin de chaque chose et aux originalités individuelles. Les modes mettent à disposition de tout le monde une manière vernissée et chatoyante, peu solide sans doute, mais qui a quelquefois un éclat de surface plus vif et plus amusant à l’œil que le rayonnement tranquille du talent. Les modes défigurent tout, font la grimace de tout profil et la parodie de toute œuvre. Gardons-nous des modes dans le style ; espérons cette réserve de la sagesse des jeunes et brillants écrivains qui mènent au progrès les générations de leur âge. Il serait fâcheux qu’on en vînt un jour à posséder des recettes courantes pour faire du style original comme les chimistes de cabaret font du vin de Champagne en mêlant, selon certaines doses, à n’importe quel vin blanc convenablement édulcoré, de l’acide tartrique et du bicarbonate de soude.

Ce style et ce vin moussent, la grosse foule s’en grise, mais le connaisseur n’en boit pas.

Nous n’en viendrons pas là. Il y a un esprit de mesure et de critique en même temps qu’un grand souffle d’enthousiasme dans les nouvelles générations. La langue a été amenée à un point excellent depuis quinze années. Ce qui a été fait par les idées ne sera pas détruit par les fantaisies.

Réformons, ne déformons pas.

Si le nom qui signe ces lignes était un nom illustre, si la voix qui parle ici était une voix puissante, nous supplierions les jeunes et grands talents sur qui repose le sort futur de notre littérature, si magnifique depuis trois siècles, de songer combien c’est une mission imposante que la leur, et de conserver dans leur manière d’écrire les habitudes les plus dignes et les plus sévères. L’avenir, qu’on y pense bien, n’appartient qu’aux hommes de style. Sans parler ici des admirables livres de l’antiquité, et pour nous renfermer dans essayez d’ôter à la pensée de nos grands écrivains l’expression qui lui est propre ; ôtez à Molière son vers si vif, si chaud, si franc, si amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint ; ôtez à La Fontaine la perfection naïve et gauloise du détail ; ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui feraient du vieux poëte, demi-romain, demi-espagnol, le Michel- Ange de notre tragédie, s’il entrait dans la composition de son génie autant d’imagination que de pensée ; ôtez à Racine la ligne qu’il a dans le style comme Raphaël, ligne chaste, harmonieuse et discrète comme celle de Raphaël, quoique d’un goût inférieur, aussi pure, mais moins grande, aussi parfaite, quoique moins sublime ; ôtez à Fénelon, l’homme de son siècle qui a le mieux senti la beauté antique, cette prose aussi mélodieuse et aussi sereine que le vers de Racine, dont elle est sœur ; ôtez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période ; ôtez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement colorée quand il le faut ; ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique