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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/50

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— Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez. — Mais dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous connaître sous un autre nom. Le fils d’un de mes mortels ennemis s’appelle Ordener.

— Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de bienveillance pour vous que vous n’en avez pour lui.

— Vous éludez ma question ; mais gardez votre secret, j’apprendrais peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera.

— Comte ! dit Ordener d’une voix irritée. Comte ! reprit-il d’un ton de reproche et de pitié.

— Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui prenez toujours en ma présence le parti de l’implacable Guldenlew ?

— Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d’ordonner que vous seriez à l’avenir libre et sans gardes dans l’intérieur de tout le donjon du Lion de Slesvig. C’est une nouvelle que j’ai recueillie à Bergen, et que vous recevrez sans doute prochainement.

— C’est une faveur que je n’osais espérer, et je croyais n’avoir parlé de mon désir qu’à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes fers à mesure que celui de mes années s’accroît, et, quand les infirmités m’auront rendu impotent, on me dira sans doute : Vous êtes libre.

À ces mots le vieillard sourit amèrement ; il continua :

— Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées d’indépendance ?

— Si je n’avais point ces folles idées, je ne serais pas ici.

— Comment êtes-vous venu à Drontheim ?

— Eh bien ! à cheval.

— Comment êtes-vous venu à Munckholm ?

— Sur une barque.

— Pauvre insensé ! qui crois être libre, et qui passes d’un cheval dans une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés ; c’est un animal, c’est la matière ; et tu appelles cela des volontés !

— Je force des êtres à m’obéir.

— Prendre sur certains êtres le droit d’en être obéi, c’est donner à d’autres celui de vous commander. L’indépendance n’est que dans l’isolement.

— Vous n’aimez pas les hommes, noble comte ?

Le vieillard se mit à rire tristement. — Je pleure d’être homme, et je ris de celui qui me console. — Vous le saurez, si vous l’ignorez encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat. Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose d’heureux, puisqu’il m’oublie.