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BUG-JARGAL.

Trois jours après la singulière fuite de Pierrot, c’était dans la fameuse nuit du 21 au 22 août 1791, je me promenais en rêvant près des batteries de la baie de l’Acul dont j’étais venu visiter le poste, quand j’aperçus à l’horizon une lueur rougeâtre s’élever et s’étendre du côté des plaines du Limbé. Les soldats et moi l’attribuâmes à quelque incendie accidentel ; mais en un moment les flammes devinrent si apparentes, la fumée poussée par les vents grossit et s’épaissit à un tel point, que je repris promptement le chemin du fort pour donner l’alarme et envoyer des secours. En passant près des cases de nos noirs, je fus surpris de l’agitation extraordinaire qui y régnait ; la plupart étaient encore éveillés et parlaient avec la plus grande vivacité. Je traversai un bosquet de mangliers où se trouvait un amas de haches et de pioches. J’entendis des paroles dont le sens me parut être que les esclaves des plaines du Limbé étaient en pleine révolte, et livraient aux flammes les habitations et les plantations situées de l’autre côté du Cap. Justement inquiet, je fis sur-le-champ mettre sous les armes les milices de l’Acul, et j’ordonnai de surveiller les esclaves. Tout rentra dans le calme.

Cependant les ravages semblaient croître à chaque instant dans le Limbé. On croyait même distinguer le bruit lointain de l’artillerie et des fusillades. Vers les deux heures du matin, ne pouvant me contenir, je laissai à Acul une partie des milices sous les ordres du lieutenant, et, malgré les défenses de mon oncle et les prières de sa famille, je pris avec le reste le chemin du Cap.

Je n’oublierai jamais l’aspect de cette ville quand j’en approchai. Les flammes qui dévoraient les plantations du Limbé y répandaient une sombre lumière obscurcie par les torrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Des tourbillons d’étincelles, formés par les menus débris embrasés des cannes à sucre, et emportés avec violence, comme une neige abondante, sur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillés dans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d’un incendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaient la proie. C’était un spectacle affreux et imposant que de voir, d’un côté, les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer au terrible fléau l’unique toit qui allait leur rester de tant de richesses ; tandis que, de l’autre, les navires, redoutant le même sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste aux malheureux colons, s’éloignaient à pleines voiles sur une mer teinte des feux sanglants de l’incendie.

Étourdi par le canon des forts, les clameurs des fuyards et le fracas des écroulements, je ne savais de quel côté diriger mes soldats, quand je rencontrai sur la place d’armes le capitaine des dragons jaunes, qui nous servit de guide. Je ne m’arrêterai pas, messieurs, à vous décrire le tableau que nous offrit la plaine incendiée. Assez d’autres ont dépeint les désastres du Cap, et le sourire de Henri m’avertit de ne pas marcher sur leurs traces. Je me contenterai de vous dire que nous trouvâmes les rebelles maîtres du Dondon, du bourg d’Ouanaminte et des malheureuses plantations du Limbé. Tout ce que nous pûmes faire, aidés des milices du Quartier-Dauphin, de la compagnie des dragons jaunes et de celle des dragons rouges, se borna à les débusquer de la Petite-Anse, où ils commençaient à s’établir. Ils y laissèrent en partant des traces de leur cruauté ; tous les blancs furent massacrés ou mutilés de la manière la plus barbare. Nous jetâmes dans le fort de la Petite-Anse une garnison