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qui caractérise Quatrevingt-treize, c’est le souci qu’a eu Victor Hugo de conserver le calme, la sérénité et la probité du jugement en s’élevant avec une incomparable maîtrise au-dessus de la mêlée des passions.

Le Siècle.
25 février 1874.

… Il a été le premier sur la brèche littéraire, il restera le dernier sur la brèche sociale. C’est pour lui qu’a été trouvé ce mot : le repos est une fatigue.

Quatrevingt-treize doit être un enfant que le père a longtemps porté dans son cerveau avant de le mettre au jour. Tout jeune, il avait entendu parler par le général Hugo, son père, de la guerre des géants, mais je ne crois pas que le livre eût été aussi complet et aussi puissant, sans les années d’exil passées au milieu de la Manche. Là l’auteur a coudoyé la Bretagne, qui s’étendait au temps de la guerre civile jusqu’au Mont Saint-Michel, jusqu’à Avranches et à Granville. S’il n’eût vécu à Guernesey, corbeille de fleurs pendant l’été, bouche de la tempête pendant l’hiver, comment aurait-il pu décrire avec tant d’exactitude et en un style inimitable les ruses, les perfidies, les animosités, les fureurs et les épouvantables folies de cette mer implacable, le seul chemin par où l’Angleterre tentât de pénétrer en France ? Quel tableau que celui de cette corvette battue par le vent, battue par les flots et qui n’a à choisir qu’entre l’écueil et l’extermination ! Avec quelle émotion on suit de l’œil cette petite barque, ce you-you lancé sur la haute mer, qui le roule de lame en lame, à travers les brisants et les récifs, et qui porte César et sa fortune. Il y a, dans les premières pages de ce premier volume, quelque chose d’éblouissant, quelque chose qui dépasse et surpasse tout ce qui a été essayé dans ce genre : c’est le chapitre intitulé Tormentum belli… Tout ce chapitre est prodigieux. Cela ressemble à un défi accepté de créer avec le néant et de tirer un chef-d’œuvre de rien.

Du reste, rien de plus simple et en même temps de plus émouvant que le drame qui sert de charpente au livre de Victor Hugo. Trois enfants : deux garçons, l’un de quatre ans, l’autre de trois ans, et une petite fille de vingt mois, voilà le point de départ et le point d’arrivée. L’Iliade, qui est le plus grand roman de l’antiquité, repose sur la querelle d’Agamemnon et d’Achille. Ôtez Briséis, il n’y a plus de poème. Autour des trois enfants, nœud de l’action, l’auteur a groupé les personnages terribles du temps : un général blanc qui tue au nom du roi, un général bleu qui voudrait pardonner au nom de la république, et un envoyé en mission qui extermine au nom du comité de salut public.

Je ne parle pas des personnages secondaires ni des incidents : batailles sur terre et sur mer, embuscades, incendies, sacs de villes, blocus de châteaux forts, luttes épiques où le fanatisme fait des prodiges, où le patriotisme fait des miracles. L’illustre écrivain plane sur son récit et, comme les dieux d’Homère, qui regardaient combattre les Grecs et les Troyens, il se place, pour juger les partis, sur un sommet où le romancier passe tour à tour la plume à l’historien et au philosophe.

Victor Hugo, avec ce grand titre : Quatrevingt-treize, ne pouvait se confiner dans la guerre civile, il y avait, en cette terrible année, autre chose que la lutte des blancs et des bleus dans un coin de la France. À de certains instants, il sort de la Vendée, de ces sept forêts dont il a fait une description saisissante, forêts muettes, sourdes, immobiles, et où grouille une fourmilière humaine, il se retourne vers Paris, nous montre ses rues, ses habitants, nous fait voir sous tous ses aspects la physionomie sinistre de la grande ville sous la Terreur ; puis il fait entrer le lecteur au cabaret avec Marat, Danton et Robespierre, brelan d’hommes d’État voués, l’un, au couteau de Charlotte Corday, les deux autres, à la guillotine. Quant au chapitre consacré à la Convention, c’est un croquis puissant, éclairé par le sentiment de la justice, de l’impartialité, de la raison, lumière tardive, phare qui ne peut se dresser au-dessus de l’histoire que longtemps après les événements accomplis.

Je ne sais si, dans les quelques lignes qui précèdent, j’ai pu donner une idée du nouveau livre de Victor Hugo, mais qu’importe ? Qui voudra se refuser le plaisir de lire une des œuvres les plus puissantes et les plus extraordinaires de notre temps, peu habitué à de telles fortunes ?