Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/165

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

proscrit, mon généreux homme ! Regarde-moi bien en face. Tu es beau, je t’aime !

RODOLFO.

Tisbe…

TISBE.

Pourquoi as-tu voulu venir à Padoue ? Tu vois bien, nous voilà pris au piège. Nous ne pouvons plus en sortir maintenant. Dans ta position, partout tu es obligé de te faire passer pour mon frère. Ce podesta s’est épris de ta pauvre Tisbe ; il nous tient ; il ne veut pas nous lâcher. Et puis je tremble sans cesse qu’il ne découvre qui tu es. Ah ! quel supplice ! Oh ! n’importe, il n’aura rien de moi, ce tyran ! Tu en es bien sûr, n’est-ce pas, Rodolfo ? Je veux pourtant que tu t’inquiètes de cela ; je veux que tu sois jaloux de moi, d’abord.

RODOLFO.

Vous êtes une noble et charmante femme.

LA TISBE.

Oh ! c’est que je suis jalouse de toi, moi, vois-tu ! mais jalouse ! Cet Angelo Malipieri, ce vénitien, qui me parlait de jalousie aussi, lui, qui s’imagine être jaloux, cet homme, et qui mêle toutes sortes d’autres choses à cela. Ah ! quand on est jaloux, monseigneur, on ne voit pas Venise, on ne voit pas le conseil des Dix, on ne voit pas les sbires, les espions, le canal Orfano ; on n’a qu’une chose devant les yeux, sa jalousie. Moi, Rodolfo, je ne puis te voir parler à d’autres femmes, leur parler seulement, cela me fait mal. Quel droit ont-elles à des paroles de toi ? Oh ! une rivale ! ne me donne jamais une rivale ! je la tuerais. Tiens, je t’aime ! Tu es le seul homme que j’aie jamais aimé. Ma vie a été triste longtemps, elle rayonne maintenant. Tu es ma lumière. Ton amour, c’est un soleil qui s’est levé sur moi. Les autres hommes m’avaient glacée. Que ne t’ai-je connu il y a dix ans ! il me semble que toutes les parties de mon cœur qui sont mortes de froid vivraient encore. Quelle joie de pouvoir être seuls un instant et parler ! Quelle folie d’être venus à Padoue ! Nous vivons dans une telle contrainte ! Mon Rodolfo ! Oui, pardieu ! c’est mon amant ! ah bien oui ! mon frère ! Tiens, je suis folle de joie quand je te parle à mon aise ; tu vois bien que je suis folle ! M’aimes-tu ?

RODOLFO.

Qui ne vous aimerait pas, Tisbe ?

TISBE.

Si vous me dites encore vous, je me fâcherai. Ô mon Dieu ! il faut pourtant que j’aille me montrer un peu à mes conviés. Dis-moi, depuis quelque temps je te trouve l’air triste. N’est-ce pas, tu n’es pas triste ?