Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
CE QUE C’EST QUE L’EXIL.

il n’avait pas sept ans. Il avait été construit en 1863.

Le brouillard s’épaississait, on était sorti de la rivière de Southampton, on était en pleine mer, à environ quinze milles au delà des Aiguilles. Le packet avançait lentement. Il était quatre heures du matin.

L’obscurité était absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait à peine la pointe des mâts.

Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.

Tout à coup dans la brume une noirceur surgit ; fantôme et montagne, un promontoire d’ombre courant dans l’écume et trouant les ténèbres. C’était la Mary, grand steamer à hélice, venant d’Odessa, allant à Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de blé ; vitesse énorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.

Nul moyen d’éviter l’abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu’on ait achevé de les voir, on est mort.

La Mary, lancée à toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l’éventra.

Du choc, elle-même, avariée, s’arrêta.

Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d’équipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.

La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L’eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, râlait.

Le navire n’avait pas de cloisons étanches ; les ceintures de sauvetage manquaient.

Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria :

— Silence tous, et attention ! Les canots à la mer. Les femmes d’abord, les passagers ensuite. L’équipage après. Il y a soixante personnes à sauver.

On était soixante et un. Mais il s’oubliait.

On détacha les embarcations : Tous s’y précipitaient.