Page:Hugo - Légende des siècles, Hachette, 1920, 1e série, volume 1.djvu/24

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obligés de vivre à l’égard les uns des autres ; la police anglaise et la police française entretenaient parmi eux des agents délateurs. Dans Choses vues[1]*, V. Hugo a raconté dramatiquement la découverte d’un faux frère au milieu des proscrits. Ceux-ci avaient fondé un journal : L’Homme et, parmi les typographes, il en était un qui se faisait remarquer par la violence de ses propos à l’égard de Napoléon III ; un beau jour on découvre que la malle de ce déclamateur a un double fond, et ce double fond est rempli de documents sur les exilés, collectionnés à l’intention de la police de Paris.

C’est une scène terrible : les couteaux se lèvent sur Hubert ; et c’est à grand’peine que quelques Jersiais arrachent le traître au lynchage.

Sur les sentiments de V. Hugo lui-même dans l’exil, il ne faut pas s’en rapporter seulement à la préface d’Actes et Paroles : en 1875, V. Hugo voit l’exil de loin, en perspective et dans son ensemble ; et le souvenir qui domine est celui de l’amertume et de l’ennui dans la langueur et la lenteur, chaque jour plus sombres, du temps qui s’écoule. Mais la douleur de l’exil a ses phases, comme toutes les douleurs humaines, et les premiers temps du séjour à Jersey furent en réalité ceux des réactions violentes, des élans de révolte et des espoirs de revanche. Logiquement aussi, s’élevait dans l’âme du poète une véhémente aspiration vers la puissance de l’esprit, vers la domination par la pensée. Se hausser au-dessus des persécutions, des sarcasmes et des rires, agrandir son âme en tous sens, la répandre dans l’univers, acquérir la science et conquérir les hommes, pour être au-dessus de tout et de tous, voilà quel soubresaut d’orgueil humain entretenait le proscrit dans un constant état d’exaltation intellectuel.

À cette surexcitation morale, à cette tension exagérée de corde d’arc qui va ou se briser, ou lancer la flèche aux étoiles, venait encore s’ajouter le stimulant de l’air marin. Le fond du jardin de V. Hugo domine la grève ; un renflement de terrain d’où l’on découvre l’océan y forme digue et observatoire ; la maison même, comme son nom l’indique, est surmontée d’une terrasse d’où l’on peut, sans sortir, se saturer

  1. V. Hugo, Choses vues, tome I, 1853 : L’espion Hubert.