Page:Hugo Rhin Hetzel tome 3.djvu/63

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gauche à droite et de droite à gauche, ― le tangage et le roulis. Il résulte de cette heureuse complication que toute secousse se multiplie par elle-même à la hauteur des essieux, et qu’elle monte à la troisième puissance dans l’intérieur de la voiture ; si bien qu’un caillou gros comme le poing vous fait cogner huit fois de suite la tête au même endroit, comme s’il s’agissait d’y enfoncer un clou. C’est charmant. À dater de ce moment-là, on n’est plus dans une voiture, on est dans un tourbillon. Il semble que la malle soit entrée en fureur. La confortable malle inventée par M. Conte se métamorphose en une abominable patache, le fauteuil Voltaire n’est plus qu’un infâme tape-cul. On saute, on danse, on rebondit, on rejaillit contre son voisin, ― tout en dormant. Car c’est là le beau de la chose, on dort. Le sommeil vous tient d’un côté, l’infernale voiture de l’autre. De là un cauchemar sans pareil. Rien n’est comparable aux rêves d’un sommeil cahoté. On dort et l’on ne dort pas, on est tout à la fois dans la réalité et dans la chimère. C’est le rêve amphibie. De temps en temps on entr’ouvre la paupière. Tout a un aspect difforme, surtout s’il pleut, comme il faisait l’autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n’y a pas de ciel, il semble qu’on aille éperdument à travers un gouffre ; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux ; par intervalles, de farouches tignasses d’ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté, et s’évanouissent ; les flaques d’eau pétillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles ; les tas de pierres ont des tournures de cadavres gisants ; on regarde vaguement ; les arbres de la plaine ne sont plus des arbres, ce sont des géants hideux qu’on croit voir s’avancer lentement vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement : route de Coulommiers à Sézanne. La nuit, c’est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi on a l’esprit plein d’images de serpents ; c’est à croire que des