Page:Irving - Le Livre d’esquisses, traduction Lefebvre, 1862.djvu/289

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perdu au jeu une grande partie des domaines de la famille, parmi lesquels se trouvait la portion du parc où Shakspeare et ses camarades avaient tiré le daim. Les terres ainsi perdues n’avaient pas entièrement été, jusqu’à ce jour, recouvrées par la famille. C’est du reste rendre seulement justice à cette païenne que de reconnaître qu’elle avait le bras et la main d’une incomparable beauté.

Le portrait qui attira le plus mon attention était un grand tableau placé au-dessus de la cheminée, offrant les traits de sir Thomas Lucy et de sa famille, qui habitaient la maison pendant la dernière partie de la vie de Shakspeare. Je crus d’abord que c’était le vindicatif chevalier lui-même, mais la femme de charge m’assura que c’était son fils, le seul portrait qu’on eût du premier étant une effigie qui se trouvait sur sa tombe dans l’église du hameau de Charlecot[1]. Le tableau donne une idée saisissante du costume et des mœurs de l’époque. Sir Thomas porte une fraise et un pourpoint, des souliers blancs ornés de rosettes, et a une barbe d’un jaune pâle, ou, comme dirait maître Slender, « une barbe couleur canne ». Son épouse est assise de l’autre côté du tableau, en large collerette et en long corsage lacé, et les enfants ont une roideur, une irréprochabilité de cos-

  1. Cette effigie est en marbre blanc et représente le chevalier armé de pied en cap. Près de lui se trouve l’effigie de sa femme, sur la tombe de laquelle est l’inscription suivante, qui, si c’est réellement son mari qui l’a composée, le place, comme niveau intellectuel incomparablement au-dessus de maître Shallow : — « Ci-gît dame Joyce Lucy, épouse de sir Thomas Lucy de Charlecot, dans le comté de Warwick, chevalier ; fille et héritière de Thomas Acton de Sutton, dans le comté de Worcester, écuyer ; qui abandonna cette vallée de misère pour aller prendre possession du céleste royaume le dixième jour de février de l’an de grâce 1595, à l’âge de 63 ans. Elle fut toute sa vie une bonne et loyale servante de son Dieu, ne fut jamais accusée d’aucun crime ni vice. Irréprochable au point de vue de la religion, fut tout bonté, tout fidélité pour son époux. Très-constante en amitié, tint au profond d’elle-même ce qui lui était confié. D’une incomparable prudence. Très-experte pour gouverner sa maison, unique pour élever les enfants dans la crainte de Dieu. Chaude adepte de l’hospitalité. Grandement estimée de ceux qui étaient placés au-dessus d’elle ; haïe de personne, si ce n’est des envieux. Quand tout est dit, on peut encore dire que c’était une femme si riche en vertus que personne ne la surpassera jamais et qu’on aura bien de la peine à l’égaler. De même qu’elle avait vécu très-vertueusement, elle mourut très-chrétiennement. Tracé par celui qui sait le mieux combien est vrai ce qu’on vient de lire.
    « Thomas Lucye. »