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tel que tu me vois, un lascar bougrement occupé, un monsieur qui a tout le temps des rendez-vous d’affaires, un type dans le genre de Rokfeller, quoi !

— Tu vois bien qu’t’es malade, soupira Louisette.

Jean Travers se débarbouillait, maintenant, en envoyant dans l’espace d’inoffensifs coups de pied bas. Il chercha une serviette, la découvrit sous un fauteuil, s’en coiffa comme d’un turban, l’agita avec grâce en mimant la danse du ventre, essaya de s’en servir pour sauter à la corde et faillit se flanquer le nez par terre, puis, ces indispensables préparatifs étant achevés, il s’essuya le visage et demanda :

— Ma tendre et douce amie, veux-tu avoir l’obligeance de me donner mon faux-col propre ?

La tendre et douce amie écarquilla des yeux ahuris.

— T’es tout à fait louf ? interrogea-t-elle.

Tout en feignant de brosser son veston à l’aide d’un pinceau à l’aquarelle depuis longtemps dépourvu de ses poils, Jean Travers daigna s’expliquer :

— Pas plus que d’habitude, mon enfant. Mais je te répète que j’ai un rendez-vous d’affaires, un vrai, et qu’il s’agit d’arborer une tenue éblouissante. Je dois voir à midi sonnant, au Café Cardinal, un monsieur à qui l’ami Héron m’a présenté hier soir, et dont je commence le portrait aujourd’hui même. Cinq cents balles qui tombent !

Louisette le regarda avec une douce commisération.

— Ben, mon vieux, remarqua-t-elle, si c’est toi qui dois le faire, ce portrait, il n’est pas encore verni.

Pourtant, elle alla chercher l’unique faux-col qu’elle tenait en réserve pour les grandes occasions, et l’attacha au cou de son seigneur et maître, tandis que celui-ci chantait à tue-tête le Récit du Graal, sur l’air