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Mais, bien que j’aie vu, au cours de ma carrière, quelques pièces gentiment sabotées, je crois que jamais, nulle part, on n’a joué aussi mal que nous le fîmes ce soir-là. Songez donc ! Nous savions tous que Cajolle était au café, que mon propriétaire ne le lâcherait sous aucun prétexte avant le moment de son entrée en scène, et pourtant nous voyions Sophie piquer sa crise habituelle, ni plus ni moins que les autres soirs. Ah ! le public n’applaudissait pas, je vous en réponds. Mais nous nous en fichions pas mal, car la blague devenait meilleure à mesure que le temps passait.

Le quatrième acte tirait à sa fin, et Sophie commençait à manifester de l’inquiétude. Elle était secouée de sursauts brusques, comme quand on lance de petits coups de pied à un chien qui ne veut pas s’en aller. Puis son inquiétude grandit, et tous ceux qui étaient en scène, et ne la quittaient pas de l’œil, virent clairement qu’elle pensait : « L’imbécile, il va rater son entrée ! »

Cependant, les répliques s’enchaînaient, vaille que vaille, tant et si bien qu’au moment voulu, la porte s’ouvrit, et Cajolle entra en s’écriant, comme l’exigeait le texte : « Emparez-vous de cet homme ! »

Non, mes enfants, n’essayez pas de vous figurer la tête de Sophie quand elle vit son amant sur la scène ! Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait ouvrir la bouche et les yeux aussi grands que ça !

Soudain, elle se cramponna des deux mains à sa tablette, et nous la vîmes gigoter comme une forcenée, tandis qu’on entendait, sous le plateau, les anciens décors et les vieilleries qu’on y entassait résonner sous les coups de pieds qu’elle envoyait furieusement autour d’elle.