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l’aube, il se remettrait à sa besogne coutumière, dans le décor familier de sa bonne vieille forge.

Le Grand Joseph avait tout ce qu’il faut pour être parfaitement heureux.

Pourtant, à de certains jours, naissait en lui une envie vague et mal formulée, qui troublait d’un sourd malaise la quiétude de son cerveau endormi.

Pendant la belle saison, il y avait, dans un château voisin, un jeune cocher qui venait parfois à la forge pour faire ferrer ses chevaux, et qui restait là, à califourchon sur une enclume, fumant des cigarettes et bavardant sans répit en attendant ses bêtes.

Ce garçon était une espèce de génie incompris, qui racontait ses malheurs à tout le monde. Il adorait le métier d’acteur, était doué pour le théâtre comme jamais personne ne l’avait été avant lui, et, malgré tous ses efforts, n’avait jamais pu se révéler, prouver son immense talent, et entrer dans cette carrière où il était certain de conquérir rapidement la gloire et la fortune.

Les jours de pluie, quand il y avait du monde à la forge, le cocher, monté sur un vieux billot, chantait des chansonnettes comiques, des romances qui font pleurer, ou bien il récitait des monologues, en faisant de grands gestes et des grimaces bizarres. Puis il racontait des comédies et des drames qu’il avait vu jouer, et dont il connaissait par cœur des tirades entières, car en hiver, quand il habitait la ville, il allait au théâtre chaque fois que son service le lui permettait. Il disait des choses étranges et incroyables, comme on n’en voit jamais à la campagne : des hommes qui se battaient un contre dix ; des traîtres qui faisaient mourir tout le monde, et qui étaient finalement fusillés par les soldats, ou poignardés de