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Page:Ista - Contes & nouvelles, tome III, 1917.djvu/73

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des inconnus. Mais quant à dire à sa femme, qui le racontait à tout le monde, qu’il voulait aller au théâtre, lui, le Grand Joseph, il sentit que c’était absolument impossible, qu’il n’oserait jamais faire cela, et qu’il n’y fallait plus penser. Et c’est pourquoi il y pensait toujours, mais comme on pense aux figures des rêves envolés, aux délices du paradis perdu.

Cela dura longtemps, longtemps. Puis il advint, un jour d’hiver, que la belle-sœur de Joseph, qui habitait un autre village, distant de quelques lieues, tomba gravement malade. Madame Joseph dit à son époux : « Je vais soigner ma sœur ; débrouille-toi comme tu pourras. » Elle partit, et le Grand Joseph resta seul. Trois jours de solitude et de réflexions profondes lui suffirent pour comprendre qu’il était enfin son maître, libre d’aller où bon lui semblait, sans rendre de comptes à personne. Il sentit que cette occasion inespérée de réaliser son rêve ne se représenterait peut-être jamais plus, et qu’il fallait la saisir au bond. Il hésita encore deux jours, craignant un retour inopiné de sa femme. Puis, une lettre lui ayant appris que sa belle-sœur allait toujours très mal, et qu’il devait continuer à se débrouiller tout seul, il prit une résolution brusque, comme un homme qui va se pendre, trois quarts d’heure avant le passage du train. Dans une véritable ivresse, qui le faisait agir presque aussi vite que les autres hommes, il ferma la forge, se débarbouilla, vainquit en moins de dix minutes les résistances d’un faux-col obstiné, enfila sa blouse neuve, mit de l’argent dans sa poche, et prit le chemin de la gare.