Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doises et la cime des arbres de l’hôtel des Cloutiers, naguère lieu de réunion de la corporation, maintenant prison où Lucile de Rochegaule avait été amenée de Saint-Dizier.

À gauche de la place, s’étendait le mur décrépit de la ferme Éclotte, dont les bâtiments délabrés servaient de geôle aux prisonniers français, soldats ou francs-tireurs. Et plus près de l’église une petite maison bourgeoise, précédant un grand jardin, qu’occupait à cette heure, un gentilhomme attaché à l’armée russe.

Caulaincourt examinait tout cela.

— Saint-Voile, murmura-t-il avec un sourire attristé !… La légende du xe siècle prétend que la vue des murailles du sanctuaire est mortelle aux ennemis du pays… Pourquoi est-ce seulement une légende ?

Mais haussant les épaules :

— Idées folles, indignes d’un diplomate… Étrange ! L’Empereur vient de remporter de grandes victoires ; un effort de plus, et peut-être la coalition sera vaincue… Jamais pourtant je ne me suis senti aussi découragé.

Il fit quelques pas dans la salle, puis revint vers la croisée :

— Il se passe autour de moi des choses que je ne comprends pas.

Et ses yeux se fixant sur la façade de l’hôtellerie du Cheval Blanc :

— Que font là, ce pitre Bobèche, ce jeune garçon du nom d’Espérat, cornaqués par cet ivrogne russe, Ivan Platzov, réputé espion d’Alexandre ? Arrivés depuis deux semaines… bien accueillis par les alliés, car le Bobèche a déclaré avoir fui Paris pour ne plus donner de représentations dans la capitale de l’usurpateur. Qui sont ces gens ? Que veulent-ils ? S’ils me rencontrent, ils affectent de ne point me saluer, ce qui amuse énormément mes adversaires cosmopolites. Tout dans leur façon d’être indique des ennemis… Cependant avant-hier, je me promenais sur la place… ce jeune Espérat se tenait sous la voûte de l’hôtellerie, il s’est incliné profondément devant moi en appuyant les mains sur son cœur. J’ai fait un mouvement pour aller à lui ; il a mis un doigt sur ses lèvres et s’est enfui…

De nouveau, M. de Caulaincourt reprit sa promenade à travers la chambre.

Tout en marchant, il monologuait :

— Mystère… Tout ce qui m’entoure est mystérieux… Cette jeune fille enfermée à l’hôtel des Cloutiers, gardée comme un trésor par des soldats autrichiens… Son nom ne m’a rien appris. Lucile de Rochegaule !… Les Rochegaule, si j’ai bonne mémoire, sont de fervents royalistes… Alors pourquoi cette captivité ?