Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/114

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— Pour deux raisons. D’abord Napoléon était un être supérieur, d’où plaisir intense pour tous les inférieurs à dauber sur lui.

Le roi se prit à rire :

— Ah çà ! monsieur de Rochegaule d’Artin, seriez-vous bonapartiste ?

Le gentilhomme secoua la tête :

— À Dieu ne plaise. Je répète humblement, tel un élève studieux, les explications que M. de Talleyrand a daigné parfois me donner, afin de m’éclairer sur les causes et les effets des événements.

— Et quelle est la seconde raison qui condamne l’exilé de l’île d’Elbe ? questionna le roi intéressé malgré lui.

— La seconde est un axiome de police, Sire.

— Voyons l’axiome.

— Pour connaître le criminel, cherche à qui profite le crime.

— Je ne saisis pas bien la pensée de M. de Talleyrand, sans doute ; mais cette deuxième raison ne m’apparaît pas clairement.

D’Artin salua derechef. De nouveau, une flamme mauvaise flamba dans son regard, aussitôt éteinte par un brusque effort de volonté.

— Le peuple, fit-il d’une voix sifflante, ne considère-t-il pas comme le plus enviable des bonheurs d’être souverain ?

— Évidemment…

— Dès lors, ne pense-t-il pas que l’homme qui occupe le trône doit concentrer toutes ses facultés sur un but unique : Conserver sa situation.

— Je l’admets encore.

— Par suite, tous les crimes qui consolident cette situation profitent au seul souverain. Et, en vertu de l’axiome policier que je citais tout à l’heure, pour l’universalité des mortels, le criminel, le coupable, est ce monarque dont la faute consolide la fortune.

Il y eut un instant de silence :

Le roi avait baissé la tête, sa main se crispait sur son front en un geste de souffrance. Soudain, il regarda de Blacas, d’Artin, bien en face, et le cri de son esprit philosophique se faisant jour presque malgré lui :

— Alors, d’après vous, Napoléon innocent, Napoléon victime, sera réputé coupable de toute éternité, parce que les circonstances ont paru le favoriser ?

Il y avait une angoisse dans son accent.

D’Artin mit un genou en terre, et d’un ton vibrant, où un homme de sang-froid eût senti palpiter le calcul plus que la foi :

— Oui, Sire. Et c’est pour cela, c’est pour que l’avenir ne voie pas en Louis XVIII un assassin, que M. de Talleyrand vous supplie de sauver