Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Enveloppé d’un caban, le capuchon rabattu sur la tête, le solitaire personnage supporte impassiblement les rafales qui secouent son vêtement autour de lui. On dirait qu’il n’entend pas les roulements du tonnerre, qu’il est insensible aux éclairs éblouissants, qui strient le ciel avec un crépitement de fusillade.

Toute son attention est concentrée sur un canot, amarré à la pointe de la jetée.

Des marins sont sur les bancs, les avirons bordés, causant à voix basse.

Quelqu’un va donc s’embarquer par ce temps épouvantable. On le croirait. Le canot appartient à un navire, que l’on distingue confusément là-bas, sur rade, à la clarté des éclairs.

Ce navire est celui qui a amené la comtesse Walewska.

Le guetteur est Espérat Milhuitcent.

Ce n’est pas le froid qui le fait frissonner, non c’est une angoisse douloureuse, en face de la colère de l’immensité.

Campbell est à bord. Dans quelques instants, la comtesse, son fils, Henry, vont l’y rejoindre, et sur cette mer furieuse, parmi les lames monstrueuses qui s’écrasent, se combattent, se gonflent en montagnes livides, se creusent en gouffres hideux, le vaisseau s’enfoncera dans la nuit.

Cette nuit sera-t-elle celle du tombeau pour cette femme, pour son enfant, pour ces dévoués qui vont risquer leur vie afin que l’Empereur soit libre.

Et le cœur d’Espérat se contracte, désespérément dans sa poitrine. Il sent peser sur lui la farouche responsabilité des événements possibles. N’est-ce pas lui qui a voulu que Mme de Walewska quittât son foyer, qu’elle vint parler de revanche, de gloire au proscrit ? N’est-ce pas lui qui a entraîné la mère, l’enfant, qui les a guidés jusqu’à Marciana ? Lui, qui les a mis dans l’impossibilité de retarder leur départ, en décidant le commissaire de la Sainte-Alliance à prendre passage sur le même bâtiment ?

À présent le sort en est jeté. Il faut qu’ils partent, la comtesse, son fils, Henry. Il le faut, car l’intérêt supérieur de la France, de l’Empereur commandent.

Et sans cesse revient à l’esprit d’Espérat, la question déchirante :

— Est-ce à la mort que je les envoie ?

Cependant l’heure passe. La pluie tombe en abondance, pétillant en touchant le sol. Le jeune homme ne s’en aperçoit même pas, tout à l’idée fixe :