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Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/221

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Comme il restait là, le cœur palpitant, car il sentait que la destinée de l’Empereur, la sienne, celle de Lucile, se jouaient en ce moment, la voix du capitaine Taillade, enflée par le porte-voix, apporta ces paroles à son oreille.

— Salut au commandant Andrieux, du Zéphyre. Bonne santé ?

— Excellente, riposta un organe plus éloigné. Et vous, Taillade ?

Et le dialogue continua :

— Oh ! moi, santé de roi. Où allez-vous ?

— À Livourne, et vous ?

— À Gênes. Une cargaison de céréales à prendre. L’Inconstant est du voyage pour tenir en respect les pirates barbaresques.

— Les bandits ! Ils ont une audace.

— Exorbitante. Le Zéphyre a-t-il des commissions pour Gênes, je m’en chargerais volontiers ?

— Non, merci bien. Au revoir, Taillade.

— Au revoir, Andrieux.

Espérat se laissa glisser à genoux :

— Merci, mon Dieu. Vous avez refusé le sacrifice.

Mais il tressaillit. De nouveau la voix du commandant du Zéphyre vibrait dans l’air.

— À propos, Taillade, un mot.

— Dites.

— Comment se porte l’Empereur ?

— Aussi bien que possible.

— Tant mieux… Au revoir[1].

Puis l’ombre du Zéphyre, que Milhuitcent apercevait seule jusque-là, se déplaça lentement.

Bientôt le navire lui-même fut visible, et, avec un sentiment de délivrance, Espérat le suivit des yeux tandis qu’il s’éloignait. Le tangage de l’Inconstant lui démontra du reste que, de son côté, le brick impérial avait repris sa route.

Alors, Espérat éteignit la chandelle, referma le baril de mort, et fondit en larmes.

Son courage, qui n’avait pas vacillé à l’instant du danger, disparaissait à présent, en songeant à la sœur chérie, que son patriotisme lui avait un instant fait oublier, à la pauvre Lucile, que sa mort eût faite une seconde fois victime, une seconde fois orpheline.

  1. Mémoires de Bertrand, de Drouot, de Taillade. Histoire du Consulat et de l’Empire, par Thiers.