Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/261

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— M. le docteur, il peut se faire qu’une détonation éclate soudain, et que je tombe frappé d’une balle.

— Quelle idée ! essaya de plaisanter Hémery.

— C’est mon idée. Je vous parle d’une balle ; je ne sais trop pourquoi. La balle peut être un stylet. Peu importe, quelle que soit l’arme, fer ou plomb, ne cherchez pas à connaître le nom du meurtrier.

— Ne pas chercher ?… Mille diables !

— Et laissez-le se retirer librement.

— N’y comptez pas.

— Vous avez promis.

Et tout bas, Milhuitcent murmura :

— Pour l’honneur de Rochegaule, il faut qu’il en soit ainsi.

Durant quelques minutes, les cavaliers chevauchèrent côte à côte sans échanger une parole. Une auberge se présenta à leurs yeux.

— Cassons une croûte, voulez-vous, proposa le docteur ? Le vent est froid par ces damnés chemins, et le besoin de se restaurer se fait sentir.

— Comme il vous plaira.

Tous deux mirent pied à terre, attachèrent leurs montures à des anneaux fixés au mur et pénétrèrent dans la salle basse.

Un buveur s’y trouvait déjà, un paysan à en juger par son accoutrement. Chose singulière qui eût éveillé les soupçons des voyageurs, s’ils l’avaient remarquée, cet inconnu s’était tourné de façon à cacher son visage aux nouveaux venus. Ceux-ci mangèrent à la hâte un morceau de pain noir, un fromage de brebis, tout en buvant un pichet de petit vin aigrelet.

Ils causaient. Les noms de Lucile, d’Henry, de Bobèche, de Vidal se mêlaient dans leurs discours. Le paysan paraissait dormir, mais celui qui l’eût observé de près, l’aurait vu tressaillir chaque fois que l’un de ces noms était prononcé.

Quelques instants avant les messagers de l’Empereur, l’homme quitta la salle d’un pas lourd, toujours en tenant ses traits dans l’ombre.

Les voyageurs ne firent pas attention à cette sortie.

Et grand tort ils eurent, car Espérat eût reconnu en ce personnage le vicomte d’Artin lui-même. Il eût pu donner son nom à l’idée de mort qui avait envahi son cerveau un peu plus tôt. Cette idée s’appelait pressentiment.

Parti de Paris, d’Artin avait appris près de Romans que le télégraphe optique à bras avait apporté la nouvelle du débarquement de l’Empereur, que la garnison de Grenoble avait reçu l’ordre de prendre en flanc l’Usurpateur qui marchait sur Paris. Le Comte se porta aussitôt sur Grenoble. Là il acquit la certitude que Napoléon avait adopté la voie du Dauphiné.