Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/27

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La folle ne fit pas un mouvement.

Il continua pourtant d’un ton assourdi :

— Tu aimais, toi, Marc Vidal, un brave capitaine, aide de camp de l’Empereur, recueilli mourant par notre père, soigné, guéri par toi. Tu avais donné ton âme à celui auquel tu t’étais dévouée. D’Artin, pour assurer le retour du roi Louis XVIII, disait-il, en réalité pour gagner sa faveur, pour satisfaire sa soif infâme de richesses, te livra aux alliés ainsi que Marc Vidal, et pour ne pas voir fusiller Marc, tu consentis à épouser Bilmsen. Et vois l’étrangeté des choses. Moi l’enfant trouvé, adorateur de Napoléon qui combattait pour la France, adversaire des rois qui luttaient contre elle, je devins tout naturellement l’ennemi du frère indigne. Et Dieu permit que le comte de Rochegaule, patriote avant d’être royaliste, tombât sous les balles des Alliés qui frayaient la route du trône au roi. Il permit qu’à l’heure dernière, il reconnût en moi son second fils ; et que, déshéritant d’Artin devenu indigne, il me confiât l’honneur et le nom de Rochegaule. Aujourd’hui je me cache, d’Artin est tout-puissant, mais j’ai foi en Dieu, j’ai foi en la France, et je lutte. Ma sœur, ma sœur, reviens à toi, comprends pour que je puise le courage en ton affection.

Un vague sourire se jouait sur les traits de Lucile. Évidemment son esprit était bien loin de celui qui s’efforçait d’y rappeler le souvenir.

Une larme perla sous les cils du faux rebouteur. Il l’essuya d’un geste rageur, et changeant brusquement de ton :

— Tu t’es déjà vengée, car c’est toi qui as tué Enrik Bilmsen, le lâche qui paya son mariage d’une infamie. Tu l’as tué, n’est-ce pas ?

L’effet de cette accusation fut magique.

La folle frissonna, un tremblement la secoua tout entière.

Elle plaça l’index sur ses lèvres, et d’une voix craintive.

— Chut ! dit-elle, ils ne le savent pas ; j’ai jeté le couteau, ils ne l’ont pas trouvé.

Espérat n’eut pas la force de parler. Une sueur froide mouilla ses tempes en entendant ces paroles.

Certes, il soupçonnait l’horreur qui avait conduit la belle et noble jeune fille au crime ; mais l’aveu inconscient de l’insensée le terrifia.

Elle reprit :

— Quand ils sont là, je ferme les poings, pour qu’ils ne voient point la tache de sang.

Et montrant la paume de sa main droite, où ne se voyait aucune trace sanglante.