Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/353

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On croit que Christian est une vieille bête et que l’on a le droit de lui désobéir.

Il secoue sa victime, puis reprenant sa sinistre gaieté :

— Après cela, un morveux pareil, ça n’a pas l’habitude de jouer avec une clarinette de ce calibre… Attends, attends, je vais t’aider.

Il lâche les bras du brave garçon, lui prend les mains, contraint Espérat à placer le doigt sur la gâchette, à épauler.

— Là, dit-il, voilà un mouvement bien exécuté.

Livide, le prisonnier ne lutte pas. Il sent qu’il est la faiblesse en face de la force, la feuille sèche sur l’aile de la tempête.

Un colonel paraît sur le pont, suivi de ses soldats qui clament éperdument :

— Vive l’Empereur !

— Voilà notre affaire, souffle le Poméranien dont le corps gigantesque est secoué par un formidable rire.

Et irrésistiblement, il force Espérat à diriger le canon de l’arme vers l’officier français.

Lui-même prend la ligne de mire par dessus l’épaule du prisonnier,

— Là, raille-t-il enfin… Feu !

Ce disant, il écrase le doigt du jeune homme sur la gâchette.

Le coup part. Mais Espérat a eu une suprême révolte. Tendant ses nerfs à les briser, il a un instant échappé à l’étreinte du soldat. Cela a duré un éclair, mais cela a suffi pour relever l’arme, pour que la balle s’en aille en sifflant par dessus les toits, les cheminées, sans atteindre personne.

— Chien !

C’est un rugissement que lance Wolf. Une rage aveugle bouleverse l’être brutal que vient de vaincre la volonté d’un enfant. Il lève le poing au-dessus de la tête de son compagnon.

Instinctivement, Milhuitcent ferme les yeux, attendant le coup mortel. Il n’y a pas de doute, le poing de l’athlète lui brisera le crâne. Une seconde s’écoule, puis deux. Le choc terrifiant ne s’est pas produit. Les paupières du prisonnier se lèvent curieusement. Étrange ! Christian n’est plus là, à côté de sa victime. Espérat se détourne et demeure saisi.

Son tourmenteur est debout devant la cheminée, à laquelle il se cramponne. Sur sa large poitrine, une tache sanglante va s’agrandissant.

Sa bouche s’ouvre, se referme sans qu’un son s’échappe de ses lèvres. Une mousse rougeâtre suinte à chacun de ces mouvements, coule sur le menton. Le prisonnier a un regard vers le ciel.