Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/357

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ayant ainsi retrouvé une vigueur momentanée, il se releva et poursuivit son chemin.

Une première, une seconde ruelle se présentèrent, débouchant perpendiculairement à la ligne du ruisseau.

À l’angle de chacune, Espérat fit halte, parut se consulter :

Mais après un court monologue intérieur, il continua de longer la petite rivière. Des barricades, des ruines, obstruaient les étroites voies, et le voyageur comprenait bien que ses forces chancelantes ne lui permettraient pas de franchir ces obstacles difficiles.

L’influence bienfaisante de ses ablutions se dissipait déjà. Sa marche se faisait lourde, raide, automatique.

Pourtant il eut un cri de joie.

Une large ouverture trouait un mur éventré, livrant accès dans des jardins. Le canon avait frayé la route, dont le piéton éreinté avait besoin.

Espérat se lança à travers les jardins.

Partout des traces de la lutte. Les haies, les palissades brisées, des flaques de sang, caillé avant que la terre l’eût pu boire, des cadavres.

De loin en loin un blessé, que son immobilité prudente empêchait à première vue de distinguer des morts, se soulevait en constatant qu’un seul personnage traversait le champ de bataille. Une plainte faible, un appel sanglotant, un geste saluaient le passant, et dans son cœur se répercutaient lugubrement les signes d’un désespoir auquel il lui était impossible de porter remède.

La nuit tombait.

En même temps que le jour, les derniers fracas de la bataille s’éteignaient peu à peu.

Inconsciemment, Milhuitcent forçait ses jambes molles, ses pieds meurtris, à accélérer leur allure, avec le désir ardent de dépasser ces champs où la mort avait fait sa moisson.

Mais derrière chaque haie déchiquetée, derrière chaque mur renversé, c’étaient de nouveaux jardins, de nouveaux prés, de nouveaux herbages, que des cadavres parsemaient de taches sombres, comme une monstrueuse floraison du trépas. Affaibli, attristé, des idées inaccoutumées germaient en l’esprit du fugitif.

Une peur instinctive, irraisonnée, grandissait en lui. Une peur de ces choses lugubres qui l’entouraient ; la peur de l’homme perdu dans un labyrinthe, cette peur irrésistible qui, a de certaines heures, jugule la volonté des plus braves, agite de palpitations éperdues le cœur des plus intrépides.