Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/369

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Seulement, à pied, tu risques fort de n’arriver qu’après la représentation.

Une émotion soudaine empourpra le visage du jeune homme.

— Après, il sera trop tard.

— Trop tard, dis-tu ?

— Oui, général, un devoir à remplir, pour ne vous rien cacher, ma sœur, prisonnière, à délivrer…

— Je comprends. Après la défaite, tu ne la trouverais plus dans sa prison.

— C’est cela, général.

— Eh bien, je vais te faire donner un cheval.

Comme Espérat remerciait, Vandamme l’interrompit et s’adressant à son chef.

— Pour nous, maréchal, en selle. Vous voyez l’importance de notre mission. Il faut nous attacher à l’armée de Blücher en retraite, ne pas lui accorder une heure de répit.

Puis revenant à Milhuitcent :

— Va à ton devoir, et si tu approches Sa Majesté, dis-lui que nous ferons tout le nôtre.

Un quart d’heure plus tard, l’adolescent, après une vigoureuse poignée de main au hussard devenu son ami, sautait sur un grand cheval qu’on lui avait amené sur l’ordre de Vandamme et s’éloignait du hameau.

Comme le temps était différent de celui de la veille.

À la chaleur accablante avait succédé une température presque froide. Un voile épais de nuées sombres couvrait le ciel et distillait sur la terre une pluie abondante, interminable.

Les champs se transformaient en marécages. Les chemins avaient l’aspect de rivières.

Pourtant Espérat gagna Ligny.

Dans la plaine, dans les villages, des équipes de paysans entassaient les morts dans des charrettes, les portant ensuite dans de grandes tranchées creusées tout autour du plateau. Les médecins militaires assistaient à la lugubre opération, s’assuraient que des vivants n’étaient point mêlés aux morts. Et dans la clarté grise, sous les stries de l’averse, où les objets, les êtres, semblaient des masses noires ; c’était un tableau endeuillé d’où montait la désespérance.

L’adolescent pressait son cheval. Il avait hâte de fuir cette région funèbre. Toute la philosophie de la vie terrestre s’était déroulée devant ses yeux durant ces deux journées. Le champ de bataille, plein de cris, de bruit, de mouvement. Le champ de mort, silencieux et fatal.