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LES SEMEURS DE GLACE

Le goût de la chair humaine développe chez le tigre une sorte de folie analogue, peut-on dire, à celle qui étreint, dans l’espèce humaine, les buveurs d’absinthe.

C’est la même attraction brutale, la même marche inconsciente vers l’objet désiré, le même défaut de raisonnement, de prudence.

On croirait que le sang de ses victimes intoxique le carnassier, comme l’alcool intoxique le buveur.

Les yeux sont hagards, les actes insensés. L’homme perd l’intelligence, la bête perd l’instinct.

Or, la conduite du jaguar ne pouvait laisser subsister aucun doute. À l’état normal, ce terrible adversaire attaque ses victimes par surprise. Il se cache, rampe, se laisse dépasser par la proie vivante et bondit sur le dos du quadrupède ou du bipède menacé.

Les mangeurs de feu attaquent en face, rejettent le souci de se dissimuler. Celui qui se présentait à la vue des voyageurs, qui défiait la flamme, était donc bien un de ces fauves exceptionnels, dont les llaneros (habitants du llano), les selveros (habitants des forêts) ne prononcent le nom qu’en tremblant.

Or ce qui avait arrêté le mouvement des jeunes filles, c’était l’altitude résolue du noir qui, le premier, avait attiré leur attention.

De haute taille, doué d’une beauté athlétique, le Boni avait dit à son compagnon dont l’épiderme sombre était parcouru par des frémissements d’épouvante :

— Sous ma tente, revolver.

Et tandis que l’autre s’élançait pour obéir à l’ordre, l’homme qui avait parlé déroulait sa ceinture de flanelle, l’enroulait autour de son poing gauche, puis tirant son machete (sabre court d’abatis), complément de quiconque s’aventure dans la région des selvas (forêts), il s’était affermi sur les jambes et se tenait prêt à repousser l’attaque du félin.

Il y avait dans cet homme tant de résolution tran-