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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

Il s’était informé, et comme on le voit, l’événement lui donnait raison.

Un murmure approbateur avait accueilli son observation, encore que, faite en français, elle dût être traduite par quelqu’un. Mais le Parisien avait repris tout son aplomb, la supériorité que lui donnait l’usage de la langue du pays aidant.

— Gentlemen, s’écria-t-il, celui qui vient de parler n’a pas l’âme d’un philanthrope… Il ne comprend rien à la délicatesse. Si je vous demande votre obole, c’est pour ne pas avoir l’air de vous faire l’aumône. Il n’a pas vu cela, il ne veut pas lâcher un cent… Il est de ces gens qui prétendent recevoir sans donner… C’est peut-être même un usurier !

Et d’une voix éclatante :

— C’en est un, gentlemen !… Voyez les caractéristiques de la race : le nez épaté, le regard fuyant, les lèvres minces, s’ouvrant sur des dents de chacal. Oh ! l’odieuse et basse physionomie !

Les assistants riaient. Bouvreuil qui en comprenait assez pour juger bon de quitter la place, alla se mettre en observation à quelques pas de là.

— Plaisante, mon bel ami, grommelait-il, je t’ai retrouvé… je saurai bien te faire regretter tes quolibets !

Ayant ri, les curieux payèrent. Les « cents » tombaient, pluie de cuivre qu’Armand recueillait avec soin, entraînant les hésitants.

— Allons, gentlemen, encore dix cents… plus que cinq, trois, deux !

Deux pièces de monnaie sonnèrent sur le sol. Le jeune homme alors remit son mouchoir, ses sous et sa recette dans sa poche, puis gravement :

— L’expérience est terminée ; vous le voyez, avec un sou, je viens de me procurer un dollar. L’exercice auquel vous avez assisté est ce que les camelots parisiens appellent : « La Postiche ».

Un rire argentin accueillit cette péroraison. C’était miss Aurett. À qui lui eut dit, trois mois auparavant, qu’elle admirerait un journaliste français en pareille occurrence, elle eût répondu par un démenti catégorique. Le « cant » britannique ne permettait pas une semblable aberration. Et pourtant, la chose impossible, invraisemblable se réalisait sans qu’au fond d’elle-même elle sentit une révolte. Il est vrai qu’elle était éloignée de la correcte Angleterre et que Lavarède « charlatanisait » pour elle.

La gaieté d’une jolie personne est communicative. Les assistants se dispersèrent avec des mines épanouies.

Good humbug ! disaient-ils.

Seul, un homme à la barbe rousse inculte, aux vêtements tachés de glèbe, un « gratteur de placers », comme on désigne là-bas les « tard-venus »,