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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/204

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LES FRANCS-MAÇONS CHINOIS.

— Mais certainement…

Et, fixant sur son père son clair regard, Aurett ajouta :

— J’ai même rêvé que l’esprit du bord me serrait la main en me nommant « sa sœur ».

Murlyton approuva de la tête et reconduisit sa fille à sa cabine. Mais elle n’échappa point pour cela à l’admiration de l’équipage et tout le reste du jour, lorsqu’elle se promena sur le pont, elle put voir les matelots s’incliner sur son passage avec un respect superstitieux.

En résumé, son intervention avait merveilleusement réussi. Le factionnaire de la chambre jaune était supprimé, et le Parisien débloqué ne courait plus le risque d’être vaincu par la famine. Aussi était-elle d’une humeur charmante. À ce point qu’une ou deux fois, elle daigna répondre à des observations émises par Bouvreuil. Comme elle aurait regretté sa condescendance si elle s’était douté que l’usurier avait quitté son cadre pendant la nuit, et qu’il avait passé une heure l’oreille collée à la cloison du compartiment des Chinois. Et ses regrets se fussent changés en terreur si elle l’avait entendu, après ce patient espionnage, murmurer en se frottant les mains, son geste favori quand il avait manigancé quelque chose de désagréable pour ses semblables :

— Flirtez, ma jolie miss, ce n’est pas celle qui flirte qui épouse.

La vie du bord avait repris sa monotonie. Pas un nuage au ciel, pas une lame à la surface de l’océan. Le soleil, implacablement, dardait ses rayons sur le steamer. Les passagers, engourdis par la chaleur, cherchaient la bande d’ombre des cheminées ou de la passerelle et là, étendus sur des rocking-chairs, ils somnolaient, plongés dans une sorte d’anéantissement.

Le Heavenway, silencieux au milieu de l’immensité muette, prenait l’apparence de ce vaisseau-fantôme qui, suivant la légende maritime, erre sans cesse dans les déserts océaniques, conduit par un équipage de trépassés.

Si Lavarède s’ennuyait, il n’était pas le seul à bord. Miss Aurett elle-même paraissait d’une gaieté douteuse, ce qui désolait M. Mathew, car la jeune fille, depuis son « exploit », était de sa part l’objet d’un culte particulier. Il la comparait naïvement à toutes les femmes célébrés dont il avait lu la biographie dans un livre du bord : Ophietalis l’assyrienne, Ammoser d’Égypte, qui défendit Thèbes, l’Armoricaine Arreda, Jeanne d’Arc, Sonia Kvercedja, brûlée vive par les Tatars, et qui a été surnommée la Jeanne moscovite. Une telle héroïne s’ennuyait ! Le brave homme était au désespoir. Par bonheur, dans la journée du 15 août, des requins se montrèrent autour du navire. Ils l’accompagnaient, prêts à happer ce qui tomberait à