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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

— Pourtant, mademoiselle votre fille, tout à l’heure… Est-ce qu’il n’était pas question de mariage entre elle et lui ?

— Ma fille le désirait ; mais c’est lui, le pendard, qui n’en veut pas entendre parler.

— Aoh ! pardon…

Et un sourire bizarre, énigmatique, se dessina sur ses lèvres, à la place du sourire courtois et de bonne compagnie qu’elle esquissait d’abord. Miss Aurett avait vu le visage et la personne de Mlle Pénélope. Miss Aurett, dans son for intérieur, donnait raison à ce M. Lavarède. Dans sa petite idée, ce pauvre garçon, qui lui avait sauvé la vie, — elle n’en démordait pas, — méritait mieux que cette épouse peu avenante.

Mais les deux hommes continuaient de causer.

— Oui, disait Bouvreuil, je vais lui faire manquer son héritage ; dès ce soir, il sera arrêté ; cela doit vous satisfaire, puisque vous êtes son concurrent ; et vous allez m’y aider.

— Oh ! moi, je ne puis rien contre lui. C’est une question d’honneur, prévue par le testament. Je dois vérifier seulement, sans lui créer moi-même d’obstacle.

— Qu’à cela ne tienne, j’agirai seul, et il ne dépassera pas Bordeaux.

Après un voyage de quatorze heures, les bagages sont descendus près du quai d’embarquement aux bateaux. Bouvreuil n’a pas perdu de vue la caisse où est son ennemi. Et, en se frottant les mains, il se dirige vers le bureau de la douane. Au même instant, tout à côté de la caisse, on entend frapper sur les planches, et une jolie petite voix bien douce appelle :

— Monsieur Lavarède !… monsieur Lavarède !

C’était miss Aurett qui, d’instinct, sans réflexion, prenait le parti de Lavarède contre Bouvreuil. Ce faisant, elle se mettait bien aussi contre son père. Mais elle n’y songeait même pas. Son premier mouvement, le bon, — le meilleur, a dit Talleyrand, — la poussait à protéger le jeune contre le vieux, le beau contre le laid, le pauvre contre le riche. Ne lui reprochons pas cette générosité naturelle. Elle est si rare dans la vie ! Mais elle est assez commune au bel âge de miss Aurett. La vingtième année n’est-elle pas celle des illusions ?

Il est certain que, si la petite Anglaise avait été une personne de sens rassis, si elle avait pris en pension l’habitude de compter, si on lui avait enseigné la valeur de l’argent, elle se serait dit :

« Voilà un gaillard qui me semble assez décidé. Si on ne l’empêche, il est capable de gagner les millions du voisin Richard. Or, ces millions