Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
224
LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

puis, le long des quais, les docks immenses où vient s’empiler le charbon extrait des mines de Tahasima ; tout indique les tendances d’une nation qui marche vers le progrès sous les ordres de son empereur, de ce mikado, autocrate absolu hier, souverain constitutionnel aujourd’hui.

Puis, en face, et connue pour servir de repoussoir à ces édifices élevés par le Japon nouveau, les paysages ensanglantés naguère par le fanatisme aveugle : l’île Takouboko ou de la Haute-Lance, la pointe Daïka et surtout la montagne Papenberg d’où, en 1858, quatre mille Chrétiens furent précipités à la mer.

Une fois débarqués, les Anglais se rendirent compte mieux encore du mouvement d’esprit qui bouleverse le Japon. L’homme du peuple, portant la blouse nationale et la coiffure conique, est coudoyé par le fonctionnaire sanglé dans sa redingote noire et coiffé du chapeau haut de forme. Un peu gauches ces fonctionnaires, dans leur costume européen, — manque d’habitude sans doute. Leurs épouses, parées à la dernière mode de Paris ou de Londres, ont meilleur air. Là-bas comme partout, la femme se façonne plus vite aux usages nouveaux.

La boutique exiguë, ancien modèle, confine au magasin moderne, dont les hautes glaces excitent l’admiration du passant.

L’affreuse politique parlementaire elle-même s’est implantée dans l’empire du mikado. Les voyageurs en acquirent la preuve en voyant des pans de murs bariolés d’affiches électorales multicolores. Un jour, peut-être, les Japonais reprocheront cette importation aux Européens ; et, pour leur défense, ceux-ci devront rappeler qu’ils ont aussi apporté le baiser. La plus tendre des caresses était ignorée en effet des habitants de Kiou-Siou et de Niphon. Elle était remplacée par un cérémonial compliqué. Ici encore, les femmes ont eu la gloire de comprendre les premières.

Les Anglais voulurent dîner avant de regagner le bord. Hélas ! la cuisine du pays est, comme le pays lui-même, dans une période de transformation ; et les dîneurs ne purent manger les croquettes de rhubarbe frites dans l’huile de ricin, le poulet rôti, piqué d’œufs de fourmis rouges, le poisson à la vinaigrette, saupoudré de cassonade, qui leur étaient triomphalement servis par un indigène en petite veste, les reins ceints du tablier blanc de nos garçons de café parisiens. Aux mets d’importation étrangère les cuisiniers japonais ajoutent quelques condiments autochtones, la cassonade dans la vinaigrette, les œufs de fourmis dans le rôti, de telle sorte que, dans cette ville infortunée, habitants et voyageurs sont également incapables de faire un bon repas. Au nom du progrès, on serre sa ceinture.