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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/229

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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

— Oui, parfaitement, déclara le gentleman.

Et comme elle lui désignait les objets que tenaient les deux individus, il ajouta tranquillement :

— Probablement les saumons de plomb qui entraîneront leur défunt compatriote au fond l’océan.

Aurett détourna la tête. Elle songeait que sans un hasard providentiel, rien n’eût averti Lavarède des projets des Chinois et alors… elle se figurait ces hommes se glissant une nuit dans la chambre jaune, attachant leurs plombs au cercueil où le Parisien dormait et laissant couler le tout dans l’eau noire qui se refermait sans bruit sur sa proie engloutie.

— Qu’avez-vous donc, Aurett, interrogea sir Murlyton, vous êtes pâle ?

— C’est parce que je pense… à ce qui ne peut plus arriver.

L’Anglais regarda fixement la jeune fille, puis ses yeux se reportèrent sur les Chinois. Ce mouvement ramena les couleurs sur les joues de la jolie voyageuse. Elle se sentait devinée et elle en éprouvait une impression délicate. Certains sentiments ne veulent pas de confidents et le père le plus cher a parfois tort de lire dans l’âme de sa fille.

Lorsque l’embarcation eut accosté le navire, les Anglais se promenèrent sur le pont en silence, attendant l’heure où ils pourraient sans crainte de surprise, descendre chez Lavarède. Il leur fallait voir Armand ce jour-là, puisque les Chinois avaient choisi le lendemain pour immerger le cercueil 49. Une rencontre avec ces initiés « Lotus blanc » eût été désastreuse, et le plus prudent était de s’abstenir.

La visite se prolongea bien au delà des limites ordinaires. Le gentleman dut, à plusieurs reprises, indiquer que l’heure s’avançait pour décider miss Aurett à regagner sa cabine. Elle tombait de sommeil pourtant, car à peine étendue sur son lit, elle s’endormit profondément.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux le Heavenway avait quitté Nagasaki et fendait les flots de la mer Bleue. L’heure du déjeuner venait de sonner. En se rendant à la salle à manger, la jeune fille aperçut à l’horizon une terre, dont la silhouette déchiquetée se découpait sur le ciel pur.

— Quelle est cette montagne ? demanda-t-elle à M. Mathew qui se trouvait auprès d’elle.

— L’île Mense, miss, répliqua l’Américain. Ce soir nous l’aurons doublée et nous entrerons dans la mer Jaune que la Corée et la côte chinoise resserrent de plus en plus jusqu’au golfe de Petchi-Li.

— Mer Bleue, mer Jaune. Que de couleurs !

— Ces noms sont justifiés, miss.