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Page:Ivoi Les cinq sous de Lavarède 1894.djvu/230

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DES SANDWICH À LA CÔTE CHINOISE.

— Vous plaisantez, monsieur Mathew ; bleue, passe encore, mais jaune ?

Le capitaine eut un sourire.

— Vous la verrez de cette teinte. Du reste, l’explication du phénomène est aisée. Cette mer est peu profonde et les fleuves ou rivières qui s’y jettent traversent des terrains d’alluvion dits « terres jaunes ». Le limon qu’ils charrient est très fin et reste en suspens dans les eaux. De là leur teinte particulière.

La jeune fille écouta cette petite leçon géographique d’une façon distraite. Elle comptait les jours qui la séparaient encore du terme de la traversée et il lui importait peu d’égrener ces chapelets de vingt-quatre heures sur des flots de telle ou telle autre couleur.

Mais si elle était morose, Bouvreuil devenait exubérant. L’arrivée au port le transportait d’aise. Joie bien naturelle, pensaient les passagers, car la vie dans le poste de l’équipage n’a rien de récréatif.

La journée parut interminable à l’Anglaise. L’idée que, la nuit venue, il lui faudrait s’enfermer dans sa cabine sans donner un amical shake hand à M. Lavarède lui causait un véritable ennui. Jamais le steamer ne lui avait paru si laid, l’océan si insipide ; l’immuable bleu du ciel l’agaçait.

Et comme sir Murlyton, né observateur, avait compris, à certains froncements de narines, l’orage intérieur qui se déchaînait, il se gardait bien de parler à sa fille. Il s’était lancé dans une grande discussion avec le second du navire sur la question des pêcheries de Terre-Neuve, sur le droit à la boëtte, à la capture du homard. Sur un thème pareil, un Anglais et un Américain discuteraient des semaines entières, pourvu que le brandy ne manquât pas. Grâce à ce stratagème, le gentleman gagna l’heure du dîner sans que miss Aurett eût trouvé la moindre occasion de déverser sur lui une part de son irritation.

La nuit venue, il fallut remonter sur le pont. Murlyton appréhendait ce moment. Mais, à sa grande surprise, Aurett se montra aimable, enjouée. Toute sa mauvaise humeur semblait s’être dissipée avec la lumière du soleil. Elle resta assez tard sur le pont, mollement étendue dans un rocking-chair auquel le mouvement du steamer communiquait un doux balancement.

Vers onze heures, elle se déclara lasse, embrassa tendrement son père et se retira dans sa cabine sans avoir prononcé le nom du journaliste.

Aussi, l’Anglais s’enferma dans la sienne, ravi d’avoir évité la bourrasque attendue et se livra aux douceurs du sommeil. Il eût été moins tranquille s’il avait su quelle idée avait rasséréné sa fille.