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LES CINQ SOUS DE LAVARÈDE

La nuit tombait. Un à un, les fidèles s’étaient retirés, et le grincement des moulins à prières ne troublait plus le religieux silence de la pagode. Armand calculait qu’avant une demi-heure sa cage s’ouvrirait et qu’il aurait enfin licence de regagner « son appartement », où du moins il pouvait s’étendre sur des coussins et reposer ses membres fatigués.

Un homme pénétra dans le sanctuaire. Il portait la katpalba, blouse foncée serrée à la ceinture et le pantalon large des Ilioks des frontières sibériennes. À la main, il tenait un bonnet d’astrakan.

— Tiens, pensa Lavarède habitué aux costumes thibétains, d’où vient celui-ci ?

Aurett et son père considéraient le nouvel arrivant avec curiosité. Lentement l’homme s’approcha du piédestal. Ses traits réguliers, ses yeux noirs expressifs, le collier de barbe grisonnante qui encadrait le bas de son visage décelaient son origine japhétique.

Arrivé près du cube de marbre vert, il se prosterna, fit tourner son moulin à prières et prononça à demi voix les quelques paroles que voici :

— Quelle contrée de l’Europe vous a vu naître ?

Lavarède fut saisi. Le personnage parlait français.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

— Rachmed de la race Tekké.

— Rachmed ? répéta le journaliste, Rachmed le guide de…

— Du grand savant Bonvalot, oui.

— Comment êtes-vous ici ?

— En le quittant, je suis revenu m’installer dans ce pays. Mon habitation est à cinq jours de marche de Lhaça. Or, j’ai appris par des pèlerins que dans une pagode de Tengri-Nor, le grand lac que vous apercevez, Bouddha était descendu du ciel.

— Bouddha ! s’écrièrent le Parisien et ses amis !

Le Tekké inclina la tête.

— Oui. À la description de votre char aérien, je reconnus un ballon et, certain que des voyageurs d’Europe étaient prisonniers des lamas, je me suis mis en route pour les aider à s’échapper. Bonvalot et son compagnon, un fils de roi comme moi, m’ont fait aimer tous les hommes d’Europe.

Aurett adressa un gracieux sourire à ce sauveur inattendu et, après s’être assurée d’un rapide regard qu’aucun prêtre ne paraissait, elle interrogea :

— Mais comment avez-vous su notre captivité ?

Rachmed la considéra avec douceur.