Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/17

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qu’il fut question de nous. Chaque fois que le guetteur allait à l’appareil, je scrutai sa physionomie en le faisant causer sur la cause de la sonnerie. Il répondait à mes questions d’une façon toute naturelle et les raisons qu’il me donnait étaient des plus plausibles.

Nous continuâmes à causer ainsi de choses et d’autres pendant deux longues heures. Ce brave homme m’apprit qu’il était employé à la Compagnie du Nord depuis quinze ans, touchant un salaire de trois francs cinquante par jour.

— Vous êtes marié ? Lui demandai-je.

— Oui ; marié et père de deux enfants.

— Ce doit être dur de nourrir quatre bouches avec une si modique somme ?

— Pour sûr qu’on mange pas de la viande tous les jours, me dit-il en souriant. Mais enfin… faut bien s’en contenter, ajouta-t-il avec résignation.

Il bourra sa pipe, l’alluma, aspira quelques bouffées tabagicales, puis, reprit :

— Il faut vous dire qu’il y a aussi la mutuelle et puis plus tard, la retraite… Tout ça, voyez-vous, ça aide, ça fait prendre patience, on ne s’aperçoit pas trop de ses misères…

— Combien vous reste-t-il d’années à attendre pour avoir la retraite ? Lui demandai-je en l’interrompant.

— Dix ans. Mais vous savez, ajouta-t-il en branlant la tête, aujourd’hui on est vivant, demain on est mort…

— En voilà des idées ! Mais vous êtes plein de santé, mon brave. Quant aux accidents, il n’en arrivera peut-être pas exprès pour vous, lui dis-je en riant.

— Faut pas rire, monsieur, non, faut pas rire, me dit-il d’un air contristé. Les accidents de chemin de fer, ça arrive tous les jours. Et, quand nous ne sommes pas tués ou blessés dans la catastrophe, nous sommes toujours victimes de responsabilités. Alors c’est l’amende, la prison parfois, le congé toujours et… adieu la retraite. Autant crever… C’est toujours sur le petit que ça tombe, et pourtant c’est lui qui gagne le moins…

— Mais qui travaille le plus, ajoutai-je. Moi, j’ai toujours comparé une compagnie de chemin de fer à la société toute entière. Ainsi, tenez, l’homme d’équipe, le facteur, les ouvriers de la traction sont assurément ceux qui peinent, suent et produisent le plus, eh bien, que gagnent-ils ? Une misère… quatre francs par jour tout au plus. Les actionnaires qui ne font absolument rien sont ceux qui empochent le plus. La compagnie est en petit ce que la société est en grand. Ici comme là-bas les rouages sont les mêmes. Tout pour les fainéants, rien pour les