Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/19

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— C’est un misérable, un va-nu-pieds, un pas-grand-chose, quoi ! Ajouta-il avec mépris.

Où l’esprit de caste ne va-t-il pas se nicher ! La misère enrégimentée dédaignant la misère errante. La livrée méprisant le haillon. Et cependant, quel différence y a-t-il entre ce méchant drôle, ce pas-grand-chose, ce misérable, ce va-nu-pieds de braconnier qui n’a jamais rien fait de bon de ses dix doigts et cet honnête, ce fidèle, ce docile serviteur d’une bande d’actionnaires qui, depuis quinze ans, sue sang et eau, en manœuvrant au milieu de mille dangers, risquant d’y laisser la vie, en échange d’un dérisoire salaire ? Aucune. Ils sont aussi pauvres l’un que l’autre. L’honnête ouvrier est aussi misérable que le « pas-grand-chose ». Qu’il fasse bien, qu’il fasse mal, le prolétaire s’en va toujours comme il est venu : le ventre creux et les poches vides.

— N’empêche que vous êtes aussi pauvres l’un que l’autre, ne pus-je m’empêcher de lui faire observer.

— Vous oubliez que j’aurai une retraite.

— Ce n’est qu’un espoir.

Il réfléchit quelques secondes, puis :

— Dans tout ça, vous n’allez pas me comparer à lui, je suppose ? Je travaille, moi. Je suis honnête, reprit-il avec fierté. Tandis que lui…

La sonnerie de l’avertisseur l’empêcha de continuer sa phrase.

— Faites excuse, me dit-il. Il faut que j’aille aux signaux pour le rapide de 3h14. Il sortit.

Quelques minutes après le rapide passa comme un éclair. En voyant tous ces wagons chargés de riches voyageurs – qui étaient peut-être des actionnaires de la Compagnie – courir sur les rubans d’acier à une allure vertigineuse, et qu’un grain de sable pour ainsi dire pouvait réduire en miettes, je pensai au garde-sémaphore dont les paroles me résonnaient encore aux oreilles : « J’aurai une retraite… je suis honnête, moi, je travaille. »

C’est alors que je compris toute la puissance morale de ce préjugé. Se croire honnête parce qu’on est esclave ! C’est alors que je compris aussi la force de ce frein contre la révolte : l’espoir d’une retraite. Allons, bourgeois ! Vous avez encore de beaux jours à régner sur le peuple ! Vous n’aurez rien à craindre tant que vos ignares victimes seront empoisonnées par l’espoir d’une retraite et par l’imbécillité de se croire honnêtes parce qu’ils crèvent de faim.