Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/24

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possible dans sa société. Il s’écoula une bonne minute avant que je risquasse :

— J’ai eu plus de chance que je ne l’espérais. Elle a été très bonne de me recevoir. Peut-être aviez-vous dit un mot en ma faveur ?

— C’est l’idée de l’argent, dit Miss Tina.

— Et est-ce vous qui avez suggéré cette idée ?

— Je lui ai dit que peut-être paieriez-vous largement.

— Qui vous a fait penser cela ?

— Je lui ai dit que je pensais que vous étiez riche.

— Qu’est-ce qui a pu vous mettre cela dans la tête ?

— Je ne sais pas ; la façon dont vous parliez.

— Mon Dieu ! dis-je, il va falloir que je parle autrement maintenant… J’ai le regret de vous dire que tel n’est pas mon cas.

— De fait, dit Miss Tina, je crois qu’à Venise les forestieri, en général, paient souvent très cher des choses qui après tout n’ont guère de valeur.

Elle me parut faire cette remarque dans l’intention consolante de désirer me persuader que, si je m’étais montré prodigue, ma bêtise n’était pas sans précédents. Nous marchions tout le long de la sala, et, tandis que je me rendais compte de ses proportions magnifiques, je dis que je craignais qu’elle ne fit pas partie de mon « quartiere ». Mes chambres seraient-elles, par une chance heureuse, de celles qui y donnaient ?

— Pas si vous habitez au-dessus, si vous allez là-haut, au second, répondit-elle en personne qui comptait que je saurais me tenir à ma place.

— Et j’infère de vos paroles que c’est là que votre tante désire que je sois.

— Elle a dit que vos appartements devraient être aussi indépendants que possible.

— Ce sera certainement le mieux.

Et je l’écoutai respectueusement pendant qu’elle me racontait que là-haut, je pourrais occuper tout ce qu’il me plairait ; qu’il y avait un autre escalier, mais qu’il ne partait que de l’étage où nous nous trouvions et que, pour gagner le jardin ou monter à mon appartement, il me faudrait en effet traverser la grande salle.

C’était un point immense de gagné : je vis tout de suite que ce serait là que s’établirait le niveau de mes relations avec ces deux dames. Lorsque je demandai à Miss Tina comment j’allais faire à présent pour trouver mon chemin jusqu’au second, elle répondit, dans un de ces accès de sociabilité timide qui lui prenaient fréquemment :

— Peut-être ne le trouverez-vous pas, je ne sais pas, à moins que je vous accompagne.