Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/25

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Évidemment, elle n’y avait pas encore pensé.

Nous montâmes à l’étage supérieur et visitâmes une longue enfilade de chambres vides. Les meilleures d’entre elles donnaient sur le jardin : quelques-unes des autres avaient la vue de la lagune bleue par-dessus les toits de tuiles grossières. Toutes étaient poussiéreuses et même un peu délabrées, à cause de leur long abandon, mais je vis qu’en y dépensant quelques centaines de francs, je réussirais à en rendre trois ou quatre habitables. Mon expérience menaçait de devenir coûteuse, mais, maintenant que j’avais pour ainsi dire pris possession, je résolus de ne plus me tourmenter à ce propos.

J’informai mon interlocutrice de quelques-unes des choses que j’allais apporter, mais elle répondit, d’un ton plus précipité qu’à l’habitude, que je pouvais faire tout ce qu’il me plairait : elle semblait désirer me convaincre que les demoiselles Bordereau ne porteraient que l’intérêt le plus distant à mes faits et gestes. Je devinai que sa tante lui avait prescrit de prendre ce ton, et je dirai, dès maintenant, que j’arrivai par la suite à distinguer parfaitement — du moins, à mon avis — les discours qui venaient de son propre fonds de ceux que la vieille femme lui dictait.

Elle n’accorda aucune attention à l’état négligé des chambres qui de longtemps n’avaient été balayées, et ne m’offrit ni explications ni excuses. Je pensai que c’était là une preuve que Juliana et sa nièce — ô désenchantement ! — étaient des personnes désordonnées, aux habitudes de basse classe italienne ; mais je reconnus, plus tard, qu’un pensionnaire qui a forcé l’entrée d’une maison n’est pas dans la situation voulue pour exercer sainement sa critique. Nous regardâmes la vue de mainte et mainte fenêtre, car il n’y avait rien à regarder à l’intérieur, et cependant je désirais prolonger ma visite.

Je lui demandai quelles pouvaient être diverses particularités de la vue que nous avions sous les yeux, mais dans aucun cas elle ne sut me répondre. Évidemment la vue ne lui était pas familière ; peut-être était-elle demeurée plusieurs années sans la voir, et je m’aperçus bientôt qu’elle était trop préoccupée d’autre chose pour pouvoir même prétendre s’y intéresser. Soudainement elle me dit — la remarque ne lui était pas soufflée, cette fois :

— Je ne sais si cela vous fera quelque chose, mais l’argent est pour moi.

— L’argent ?…

— L’argent que vous allez apporter.

— Mais alors vous allez me faire souhaiter de rester ici deux ou trois ans !