Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/26

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Je parlais avec autant d’aisance qu’il m’était possible, bien que je commençasse à m’énerver de ce que ces femmes tant associées à Aspern ramenassent si constamment la question d’argent sur le tapis.

— Ce serait excellent pour moi, répondit-elle presque gaiement.

— Vous m’en faites un point d’honneur !

Elle me regarda comme si elle n’avait pas compris, puis continua :

— Elle voudrait que j’en aie davantage. Elle croit qu’elle va mourir.

— Ah ! pas encore, j’espère ! m’écriai-je avec une sincère émotion.

J’avais parfaitement envisagé la possibilité de la destruction des documents par la vieille femme le jour où elle se sentirait près de sa fin. Je pensais que, jusque-là, elle s’y cramponnerait, et j’étais également convaincu qu’elle relisait chaque soir les lettres d’Aspern, ou qu’au moins, elle les pressait sur ses lèvres flétries. J’aurais donné beaucoup pour jouir un instant de ces solennités.

Je demandai à Miss Tina si sa vieille parente était sérieusement malade ; elle répondit qu’elle était seulement très fatiguée — elle avait vécu si longtemps ! Elle le disait elle-même : elle avait vécu si extraordinairement longtemps, elle voudrait bien mourir, rien que pour changer. D’ailleurs, tous ses amis étaient morts depuis longtemps : ou ils auraient dû rester, ou elle aurait déjà dû les rejoindre. C’était encore une de ces choses que sa tante disait souvent, qu’elle n’était pas du tout résignée, c’est-à-dire résignée à vivre.

— Mais on ne meurt pas quand on le veut, n’est-ce pas ? demanda Miss Tina.

Je pris la liberté de demander pourquoi, étant donné qu’elles avaient actuellement assez d’argent pour vivre toutes deux, il n’y en aurait pas plus qu’assez au cas où elle demeurerait seule. Elle se livra