Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/42

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— Enfin, elle s’est du moins montrée souvent étonnée à mon sujet, et vous a exprimé son étonnement. Elle a insisté là-dessus de sorte qu’elle vous a mis dans la tête que j’étais un individu odieusement familier. Je vous donne cependant ma parole que je me considère comme m’étant comporté très discrètement. Faut-il que votre tante ait perdu tout usage du monde pour voir quelque chose d’anormal à ce que des gens honorables et intelligents, vivant sous le même toit, échangent de temps à autre quelques mots en passant ! Quoi de plus naturel ? Nous sommes compatriotes, et nous avons au moins quelques goûts communs, puisque, comme vous, j’aime tellement Venise.

Mon amie semblait incapable de saisir plus d’une proposition à la fois dans un discours, et elle répliqua rapidement, passionnément, comme résumant tout ce qu’il y avait à répondre à mon allocution :

— Je n’aime pas Venise le moins du monde ! J’aimerais à en être bien loin.

— Vous a-t-elle toujours enfermée autant ? continuai-je, pour lui montrer que je pouvais aussi bien qu’elle causer à bâtons rompus.

— C’est elle qui m’a dit de sortir ce soir, elle me le dit souvent, répondit Miss Tina, et moi, je ne voulais pas venir, je n’aime pas la quitter.

— Est-elle aussi faible, décline-t-elle vraiment ? demandai-je, avec plus d’émotion, je crois, que je n’aurai voulu en laisser paraître.

Je m’en aperçus à la façon dont son regard se posa sur moi dans l’obscurité. Un peu embarrassé, je voulus détourner la conversation et je continuai, prenant un ton de bon garçon :

— Allons donc nous asseoir confortablement quelque part, et vous me raconterez toute son histoire.

Miss Tina ne fit aucune résistance. Nous trouvâmes un banc moins caché, d’aspect moins confidentiel, si je puis dire, que celui de la tonnelle, et nous y étions encore assis quand minuit sonna à ces cloches de Venise dont les notes claires vibrent, par-delà la lagune, avec une solennité qui n’appartient qu’à elles, et demeurent dans l’air tellement plus longtemps que les sonneries des autres lieux. Nous passâmes ensemble plus d’une heure, et cette entrevue, je m’en rendis compte, avança beaucoup mon entreprise.

Miss Tina avait accepté la situation sans protester. Elle m’avait évité pendant trois mois ; cependant, elle me traitait maintenant presque comme si ces trois mois eussent fait de moi un vieil ami. J’étais libre d’en conclure que, si elle m’avait évité, elle ne s’y était résolue du moins qu’après de longues réflexions. Ce soir-là elle ne fit aucune attention au temps qui s’écoulait, elle ne se tracassait nullement d’être tenue si longtemps