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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/43

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éloignée de sa tante. Elle causait librement, répondant à mes questions et m’en posant d’autres, et ne profitait même pas des pauses inévitables — et plutôt prolongées — de la conversation pour me dire qu’il vaudrait peut-être mieux qu’elle rentrât. Elle avait l’air d’attendre quelque chose — une chose que j’aurais pu lui dire — et vouloir m’en fournir l’occasion.

Ceci me frappa d’autant plus qu’elle me raconta combien l’état de sa tante empirait depuis pas mal de temps déjà et d’une manière nouvelle. Sa faiblesse augmentait, à n’en pas douter ; à certains moments, elle était absolument sans forces ; cependant, plus que jamais, elle désirait rester seule. Voilà pourquoi elle lui avait dit de sortir, ne lui permettant même pas de se tenir dans sa propre chambre parce que la sienne y était contiguë. Elle déclarait que la pauvre Miss Tina était pour elle « un tourment, un ennui, une aggravation de ses maux ». Elle demeurait immobile des heures entières, comme endormie ; elle avait l’habitude de vivre ainsi, rêvant et somnolant ; mais autrefois elle donnait, par éclairs, quelque signe de vie, d’intérêt aux choses ; elle aimait avoir sa compagne auprès d’elle, avec son ouvrage.

Cette triste créature me confia que l’immobilité de sa tante était telle à présent que par instants elle donnait l’illusion de la mort. D’ailleurs, elle mangeait et buvait à peine ; on se demandait de quoi elle vivait. Du moins — et c’était l’essentiel — elle se levait encore presque tous les jours ; la grosse affaire était de l’habiller, de la rouler hors de sa chambre. Elle se cramponnait autant que possible à ses vieilles habitudes, et avait toujours tenu à vivre dans le grand salon, bien que depuis plusieurs années le nombre de ses relations fût bien diminué.

Je me demandais ce qu’il fallait penser de tout cela ; de cette soudaine conversion de Miss Tina à la sociabilité, et de cet étrange désir de la vieille femme d’être laissée de plus en plus seule, à mesure qu’elle déclinait. Les faits ne concordaient guère, et je soupçonnai même qu’ils pouvaient constituer un piège, qu’ils m’étaient contés afin de me faire découvrir mon jeu. Mais je n’aurais su dire pourquoi mes compagnes — que je ne pouvais appeler ainsi que par civilité — auraient nourri un tel projet, pourquoi elles auraient souhaité démasquer un pensionnaire si lucratif. À tout hasard, je restai sur mes gardes, afin que Miss Tina n’eût pas l’occasion de me demander de nouveau ce que je pouvais bien « manigancer ». Pauvre femme ! Bien avant que nous nous séparions ce soir-là, mon esprit était au repos quant à ses propres manigances. Elle ne manigançait rien du tout.