Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/45

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tante et elle, de compagnie : de petites choses qu’elle, Miss Tina, faisait de ses mains, abat-jour en papier, dessous de carafes, ou ces choses en laine que l’on se met autour des poignets quand il fait très froid. Ces dernières années, on n’offrait plus guère de cadeaux ; elle ne trouvait rien de nouveau à faire, sa tante n’y portait plus d’intérêt et ne suggérait rien. Mais les gens venaient tout de même ; quand les bons Vénitiens vous ont une fois donné leur amitié, c’est pour toujours.

Il y avait quelque chose de touchant dans la sincérité de ces esquisses de gloires mondaines maintenant éteintes : le pique-nique au Lido lui avait laissé un souvenir éclatant à travers les âges, et la pauvre Miss Tina était évidemment persuadée qu’elle avait eu une jeunesse tapageuse. De fait, elle avait eu un aperçu du monde vénitien, tel qu’il se révèle dans ses allées et venues, dans ses bavardages, ses modestes réceptions locales ; car je remarquai pour la première fois combien elle s’était approprié, par un contact prolongé, le parler familier, aux sons doux et presque enfantins, le parler si caractéristique de Venise. Je la jugeai comme imprégnée de ce dialecte invertébré, à la manière aisée et naturelle dont les noms des choses et des gens, purement locaux pour la plupart, lui venaient aux lèvres.

Si ces noms lui représentaient peu de chose, le reste du monde lui représentait moins encore. Sa tante s’était peu à peu retirée en elle-même — le déclin de son intérêt pour les abat-jours et les dessous de carafes l’indiquait assez — et il lui avait été impossible de se mêler au monde ou de recevoir seule ; de sorte que ses souvenirs ne reflétaient qu’un monde presque aboli. Si son ton n’avait été la décence même, il vous aurait reporté à l’étrange Venise rococo de Goldoni et de Casanova.

Je me surprenais aussi pensant à elle comme à l’une des contemporaines de Jeffrey Aspern ; cela venait sans doute de ce qu’elle avait si peu de traits communs avec les nôtres ; pourtant je fis la réflexion qu’il était possible qu’elle n’eût jamais même entendu parler de lui ; il se pouvait fort bien que Juliana n’eût pas soulevé à ses yeux innocents le voile qui recouvrait le temple de sa gloire. En ce cas, elle ne serait pas au courant de l’existence des papiers, et je me félicitai de cette hypothèse (qui rendait mes relations avec elle plus aisées) jusqu’au moment où je me souvins que nous avions bien cru que la lettre de désaveu reçue par Cumnor avait été écrite par la nièce. Si elle lui avait été dictée, il avait bien fallu qu’elle sût de quoi il s’agissait, bien que cette lettre fût écrite dans l’intention de répudier tout rapport avec le poète. En tout cas, je considérais comme probable que Miss Tina n’avait jamais lu une ligne de ses vers ; de plus, si, comme