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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/54

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sorte, automatiquement, survécu à ses passions et à ses facultés. Je demandai néanmoins :

— Ne vous serait-il pas possible d’y descendre vous-même ? Ne serait-ce pas bon pour vous de vous asseoir un peu à l’ombre dans cet air embaumé ?

— Ah ! monsieur, quand je quitterai cette chambre, ce ne sera pas pour prendre l’air et je crains que celui qui m’environnera alors ne soit pas particulièrement embaumé. L’ombre que je goûterai sera réellement profonde, cela oui. Mais ce ne sera pas encore tout de suite, continua Miss Bordereau sarcastiquement, comme pour anéantir l’espoir que le regard familier jeté sur le dernier réceptacle de ses restes mortels eût pu faire naître en moi.

— Je me suis assise là dehors bien des fois, et j’ai eu tout ce qu’il me fallait de bosquets dans mon temps. Maintenant j’attends mon tour sans crainte.

Miss Tina, ainsi que je l’avais pensé, comptait bien sur une conversation remarquable, mais peut-être la trouvait-elle moins agréable du côté de sa tante qu’elle n’était en droit d’espérer, étant donné qu’elle m’avait envoyé chercher dans une intention civile. Pour modifier la situation et mettre notre compagne dans un jour plus favorable, elle me dit :

— Ne vous ai-je pas assuré l’autre soir qu’elle m’avait envoyée au jardin ? Vous voyez que je fais les choses qui me sont agréables.

— Vous la plaignez ? Vous lui enseignez à se plaindre ? demanda Miss Bordereau, avant que j’eusse le temps de répondre. Elle a une vie plus facile que je ne l’avais à son âge.

— Vous oubliez, dis-je, que les circonstances me permettent de vous traiter d’inhumaine.

— Inhumaine ? C’est ce que les poètes disaient des femmes il y a cent ans ; ne vous y risquez pas : vous ne feriez pas aussi bien qu’eux, poursuivit Juliana. Il n’y a plus de poésie dans le monde, du moins pas à ma connaissance. Mais je ne veux pas badiner avec vous, dit-elle, et je me souviens du ton affecté et démodé qu’elle donna à ces mots. Vous me faites parler, parler ! Ce n’est pas bon du tout pour moi. En entendant ceci, je me levai et lui déclarai que je n’abuserais pas davantage de son temps, mais elle me retint pour me poser une question :

— Vous rappelez-vous que le jour où je vous vis à propos des chambres, vous nous aviez offert de nous servir de votre gondole ?

Et quand j’eus promptement acquiescé, frappé de nouveau de cette disposition à faire de mon séjour chez elles une « bonne