Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

affaire » et me demandais ce qu’elle pouvait bien avoir maintenant en tête, elle me sortit :

— Pourquoi n’y emmenez-vous pas cette petite pour lui montrer la ville ?

— Oh ! ma chère tante, que me voulez-vous ? s’écria la « petite » en balbutiant pitoyablement : je connais la ville par cœur !

— Eh bien ! alors, allez avec lui et expliquez-lui les choses, dit Miss Bordereau, qui était presque cruelle dans son implacable don de repartie. Elle se révélait une sarcastique vieille femme, railleuse et cynique. N’avons-nous pas entendu dire qu’il y avait eu toutes sortes de changements depuis quelques années ? Vous devriez aller les voir, et à votre âge — ce n’est pas que je veuille dire que vous soyez tellement jeune — il faut saisir les occasions qui se présentent. Vous êtes d’âge, ma chère, à ce que ce Monsieur ne vous fasse pas peur. Il vous montrera les célèbres couchers de soleil, s’il y en a encore. Y en a-t-il encore ? Le soleil s’est couché pour moi il y a longtemps : mais ce n’est pas une raison. D’ailleurs, vous ne me manquerez pas : vous vous croyez trop importante. Menez-la à la Piazza ; c’était si joli autrefois ! continua Miss Bordereau, s’adressant à moi. Qu’est-ce qu’ils ont fait de la drôle de vieille église ? J’espère qu’elle n’est pas en ruine. Que la petite regarde les boutiques ; qu’elle prenne de l’argent, qu’elle s’achète ce qui lui plaira.

La pauvre Miss Tina s’était levée, déconcertée et sans défense, et, à nous voir tous deux debout devant sa tante, un spectateur de cette scène aurait certainement pensé que notre vénérable amie se moquait royalement de nous. Miss Tina protestait dans un murmure confus d’exclamations inachevées ; mais je ne perdis pas de temps à déclarer que, si elle daignait me faire l’honneur d’accepter l’hospitalité de ma gondole, je pourrais m’engager à ce qu’elle ne s’ennuyât point. Ou bien, si ma présence était de trop, le bateau avec le gondolier était à son service, il était une rame de première force et elle pouvait avoir toute confiance. Miss Tina, sans donner une réponse définitive à ce discours, regardait par la fenêtre en se détournant de moi, prête à pleurer ; je déclarai alors que, du moment que Miss Bordereau approuvait la chose, nous nous entendrions facilement. Nous arrêterions une heure, à son choix, l’un de ces très prochains jours. Puis, présentant mes hommages à la vieille dame, je lui demandai si elle aurait la bonté de me permettre de revenir.