Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’état d’âme d’un corrupteur de l’innocence.

— Je fais allusion aux pénibles souvenirs qu’elles peuvent contenir.

— Oh ! je ne crois pas qu’il y ait rien de pénible.

— Vous voulez dire qu’il n’y a rien qui puisse nuire à sa réputation ?

À ces mots, une expression plus bizarre encore que d’habitude parut sur le visage de la nièce de Miss Bordereau, comme un aveu de sa faiblesse, une supplication d’agir honnêtement, généreusement envers elle. Je l’avais amenée à la Piazza, je la soumettais aux plus douces influences, je l’entourais d’attentions auxquelles elle était sensible, et maintenant je semblais avoir machiné tout cela pour la corrompre — pour la corrompre à mon profit aux dépens de sa tante.

Il était dans sa nature de céder et elle était capable de presque tout faire pour plaire à quelqu’un qui lui donnait une marque certaine de sa bonté ; mais la marque la plus grande qu’on pouvait lui donner était de ne pas trop exiger de reconnaissance. C’était assez curieux, j’y réfléchis plus tard, qu’elle ne m’en voulût pas le moins du monde de mon manque de considération pour la réputation de sa tante, ce qui aurait été cependant du plus mauvais goût de ma part si un intérêt moins vital — à mon point de vue — n’eût été en jeu. Je ne crois pas qu’elle s’en rendit réellement compte.

— Voulez-vous dire qu’elle ait jamais fait quelque chose de coupable ? demanda-t-elle après un silence.

— Le ciel me préserve de jamais dire cela, et cela ne me regarde en rien. D’ailleurs, si elle l’a fait — telle fut l’aimable expression que j’employai — il y a des siècles de cela, c’était dans un autre monde. Mais qu’est-ce qui l’empêcherait de détruire les papiers ?

— Oh ! elle les aime trop !

— Même maintenant, quand sa fin peut être si proche ?

— Peut-être le fera-t-elle quand elle en sera sûre.

— Eh bien ! Miss Tina, dis-je, c’est justement cela que je voudrais que vous empêchiez.

— Comment puis-je l’empêcher ?

— Ne pouvez-vous pas les prendre ?

— Et vous les donner ?

Ceci résumait la situation, à première vue, avec une ironie cinglante, mais j’étais certain que ce n’était pas son intention.

— Je veux dire que vous pourriez me les laisser voir et les examiner rapidement. Ce n’est pas dans mon propre intérêt, et je ne voudrais pas que cela nuisît à personne. C’est tout simplement parce que cela aurait un immense intérêt pour le public, une importance incalculable comme contribution à l’histoire de Jeffrey Aspern.