Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/91

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leur, et je fus presque surpris de la voir debout devant moi, au jour tombant, les mains pleines de roses admirables et me souriant de ses yeux rougis ; son pâle visage, encadré d’une mantille, paraissait plus long et plus maigre que de coutume.

Je ne doutais pas qu’elle ne fût irrémédiablement désillusionnée sur mon compte, jugeant sans doute que j’aurais dû être là pour la conseiller et l’aider ; et, bien que je fusse convaincu qu’aucun élément de rancune n’entrait dans la composition de sa personnalité, et qu’elle n’attachait pas grande importance à ce qui la concernait, j’étais préparé à un changement dans ses manières, à un air de susceptibilité et d’éloignement, qui dirait à ma conscience : « Eh bien ! vous avez joué un joli rôle en faisant toutes vos déclarations de dévouement ! »

Mais la vérité historique me force à déclarer que le morne visage de la pauvre dame cessa d’être morne, cessa presque d’être laid, quand elle se tourna, tout heureuse, vers le pensionnaire de sa feue tante. Il en fut extrêmement touché et en conclut que la situation en était simplifiée, jusqu’au moment où il s’aperçut qu’elle ne l’était pas.

Je me montrai ce soir-là aussi bienveillant envers elle que je savais l’être, et la promenai dans le jardin aussi longtemps que je le jugeai bon. Il n’y eut aucune explication entre nous ; je ne lui demandai pas pourquoi elle n’avait pas répondu à ma lettre. Je me risquai moins encore à lui répéter ce que contenait cette communication ; s’il lui plaisait de me laisser supposer qu’elle avait oublié dans quelle attitude Miss Bordereau m’avait surpris, et l’effet de cette découverte sur la vieille femme, je ne demandais qu’à partager cette manière de voir : je lui étais reconnaissant de ne pas me traiter comme si j’avais tué sa tante.

Nous allions et venions, indéfiniment, bien qu’en vérité peu de choses s’exprimassent de part et d’autre, en dehors de mes condoléances sur son deuil, traduites par ma façon d’être et par celle qu’elle avait de paraître à présent compter sur moi — puisque je lui laissais voir que je continuais à lui porter intérêt. L’âme de Miss Tina n’était pas de celles qui se targuent d’orgueil ou d’affectation de virile indépendance ; elle ne laissait pas supposer le moins du monde qu’elle savait à présent ce qu’elle allait devenir. Je me gardai de serrer cette question de près, car je n’étais nullement disposé à dire que je me chargerais d’elle. Je fus prudent : pas ignoblement, je crois, car je sentais son expérience de la vie si restreinte, qu’à ses yeux innocents il semblait qu’il n’y eût pas de raison pour que je ne m’occupasse pas d’elle — du moment que j’en avais pitié.