Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/96

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— Exprès pour me rendre service ?

— Oui, uniquement.

— Et quel bénéfice retirerai-je de votre bonté si, après tout, vous ne voulez pas me les montrer ?

— Oh ! aucun. Je le sais — je le sais, gémit-elle mélancoliquement.

— Et crut-elle que vous les aviez détruits ?

— Je ne sais pas ce qu’elle a pu croire à la fin. Je ne puis vraiment pas le dire, elle était trop mal.

— Alors, s’il n’y a eu ni promesse ni assurance, je ne vois pas ce qui vous arrête.

— Oh ! elle haïssait tellement tout cela ! tellement ! tellement ! Elle était si jalouse ! Mais voici le portrait ; vous pouvez le prendre, m’annonça la pauvre femme, tirant de sa poche le petit tableau, enveloppé de même que l’avait enveloppé sa tante.

— Je puis l’avoir ? Voulez-vous dire que vous me le donnez ? dis-je haletant, tandis qu’elle me le mettait dans la main.

— Oh ! oui.

— Mais il vaut de l’argent, beaucoup d’argent.

— Eh bien ! dit Miss Tina, toujours avec cet étrange regard.

Je ne savais que penser, car il était à peine croyable qu’elle voulût marchander comme sa tante. Elle s’exprimait comme si elle désirait me faire un cadeau.

— Je ne puis l’accepter de vous comme don, dis-je, et cependant je ne puis vous le payer le prix que Miss Bordereau l’avait évalué. Elle l’estimait à vingt-cinq mille francs.

— Ne pourrions-nous pas le vendre ? lança mon amie.

— Dieu nous en préserve ! Je préfère la peinture à l’argent.

— Alors, gardez-le.

— Vous êtes très généreuse.

— Et vous aussi.

— Je me demande ce qui peut vous faire penser cela, répliquai-je, et c’était parfaitement vrai, car la bonne créature semblait en référer mentalement à quelque preuve considérable que je ne parvenais pas à saisir.

— Eh bien ! je vous dois un grand changement, dit-elle.

Je regardai le visage de Jeffrey Aspern reproduit par l’artiste, en partie pour ne pas avoir à regarder celui de ma compagne, qui commençait à me troubler, même à m’effrayer un peu : il se modelait d’une façon si bizarre, si tendue et si peu naturelle ! Je ne répondis pas à cette dernière déclaration, je ne fis qu’interroger à la dérobée les yeux charmants de Jeffrey Aspern, avec les miens propres ; ils étaient si jeunes et si brillants, et cependant si avisés et si profonds ; je lui demandai que diable pouvait bien avoir Miss Tina. Il sembla me sourire avec une moquerie indulgente : peut-être mon cas l’amusait-il ; je m’étais mis dans un tel