Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/97

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embarras à cause de lui, comme s’il en avait besoin !

Pour la première fois depuis que je le connaissais, il ne me satisfaisait pas pleinement ; néanmoins, maintenant que je tenais dans ma main la petite peinture, je sentais que la possession en était précieuse.

— Ce portrait est-il une tentative de corruption pour me faire renoncer aux papiers ? demandai-je présentement, et pour la taquiner.

— Bien que j’attache une grande valeur à ceci, vous savez, si j’étais obligé de choisir, c’est encore les papiers que je préférerais ! Et de beaucoup.

— Comment pouvez-vous parler de choix ? Comment le pouvez-vous ? reprit Miss Tina, lentement et douloureusement.

— Je vois ! Naturellement, il n’y a rien à dire du moment que vous considérez l’interdiction qui pèse sur vous comme absolument insurmontable. En ce cas, il doit évidemment vous sembler que de vous séparer d’eux serait une impiété de la pire espèce, un sacrilège, tout simplement.

Elle secoua la tête, perdue dans l’étrangeté de son cas.

— Si vous l’aviez connue, vous comprendriez ! J’ai peur ! Et, soudainement, elle frissonna. J’ai peur ! Elle était terrible quand elle se fâchait !

— Oui, j’en ai su quelque chose, cette fameuse nuit ! Elle était terrible ; puis je vis ses yeux. Seigneur ! qu’ils étaient beaux !

— Je les vois ! Ils me fixent dans l’obscurité, dit Miss Tina.

— Allons ! c’est tout ce que vous avez eu à supporter qui vous a rendue nerveuse.

— Oh oui ! très… très nerveuse !

— Il ne faut pas y faire attention ; cela passera, dis-je plein de bonté. Puis j’ajoutai avec résignation, car il me semblait réellement que je n’avais plus qu’à accepter la situation : « Eh bien ! c’est comme ça ! on n’y peut rien ! il faut que j’y renonce ! »

À ces mots, mon amie laissa échapper un gémissement sourd, les yeux fixés sur moi ; je continuai :

— Seulement, j’aurais infiniment préféré qu’elle les eût détruits ; il n’y aurait plus à en parler. Et je n’arrive pas à comprendre comment, avec ses idées, elle ne l’a pas fait.

— Oh ! elle en vivait ! dit Miss Tina.

— Vous pouvez imaginer si ce que vous dites diminue mon désir de les voir, répliquai-je un peu moins désespéré. Mais je ne veux pas vous retenir ici davantage, comme avec l’espoir de vous amener à commettre quelque action basse. Bien entendu, vous le comprenez, je vous rends mes chambres, et je quitte immédiatement Venise.