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son costume en gage. Dès qu’une des danseuses a été ainsi mise à l’amende, toutes se lèvent et commencent une ronde effrénée, en chantant :

Outchina-rino-ao-o-niéni-manarita-ouri-ni-ataréba-manarita.

Plus la danse se continue et plus les danseuses s’intéressent à leur jeu, plus aussi leur costume devient léger jusqu’au moment de la ronde finale qui se danse alors que les exécutantes, après avoir successivement abandonné en gage tous leurs vêtements, se trouvent dans un état que la pudeur nous défend de préciser.

Pendant la djonkina, qui avait diverti mon hôte encore plus que moi, on nous avait servi un tabéro, sorte de souper japonais, dont le menu présentait assez d’étrangeté pour que je me permette de l’énumérer. D’abord une profusion d’œufs durs comme entrée, puis des tranches minces de poisson cru, assaisonnées d’une herbe hachée menue, marinée dans un liquide qui doit être proche parent de notre vinaigre ; et enfin, pour clore, quelques gâteaux durs chinois, le tout arrosé de saki, eau-de-vie japonaise très forte.

Ce festin nous fut servi à terre ; les exécutantes, danseuses et musiciennes, vinrent se ranger autour de nous pour en avoir leur part, et je dois avouer qu’il me fut facile de leur abandonner presque toute la mienne. Cependant, pour ne pas trop chagriner mon hôte, qui se désolait de ne pouvoir, dans cette sauvage Corée y m’offrir de la cuisine occidentale, je dus goûter un peu à chaque mets ; ce qui fut une rude expérience pour mon pauvre estomac. Aussi en rentrant à bord, en dépit des fatigues de la journée et de la soirée, mon sommeil fut très agité ; pendant toute la nuit, la laborieuse digestion de mon souper japonais me fit promener en rêve dans son pays. J’entendais le chant nasillard des danseuses de djonkina, la voix plaintive des guitares ; je revis les gestes rapides des joueuses, la ronde effrénée qui suivait chaque défaite, leur teint blanc de riz rendu plus blafard encore par la lueur vacillante de mauvaises chandelles, dont il me semblait respirer les vapeurs fumeuses. Je ne fus tiré de ces illusions que par le bruit qui se faisait au-dessus de ma tête. Le jour se levait et l’on faisait les préparatifs de l’appareillage. Je montai sur le pont pour dire un dernier adieu à la terre coréenne endormie, et pour voir si la baie de Fou-sang cachait véritablement dans ses contours la puissante batterie dont on avait parlé.