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LITTÉRATURE DRAMATIQUE.

temps. Cet homme, je ne sais plus son nom (pour retenir le nom de toutes les vénalités, il faudrait la mémoire de César), cet homme se plaignait du ministère à Mirabeau. — Je me suis vendu, disait cet homme, et le ministère ne me paie pas. — Et voilà toute la différence qu’il y a entre vous et moi, dit Mirabeau : on me paie et je ne suis pas vendu ! Je crois que le mot n’a jamais été imprimé.

Je suis indigné quand je songe qu’il a été si peu connu ce sublime gamin qui a commis tant de fautes sans se déshonorer, ce grand homme qui a eu tant d’abandon dans le vice, dans l’amour, dans la vengeance et dans le repentir. Les auteurs de la pièce ne se sont pas arrêtés à cette seule calomnie ! Il ne leur a pas suffi de faire dire à Mirabeau : de l’or ! de l’or ! ils ont fait plus. La calomnie est tombée sur une autre tête. Ils ont traîné sur les planches Marie-Antoinette, cette malheureuse femme, d’une âme aussi blanche et aussi belle que son visage. Il y a une belle scène dans l’histoire de la Révolution, entre la Reine et Mirabeau. Il y eut un jour où la Reine se sentit le besoin de voir Mirabeau. Elle voulait le vaincre enfin ce tribun du peuple qui usurpait la couronne de France. Mirabeau partit pour Saint-Cloud, la nuit, tout seul avec un guide. Il arrive dans ces jardins habités par tant de puissances évanouies. Quel fut l’effroi de la Reine quand elle se vit, seule à seule, avec cette espèce de pouvoir populaire, dont la couronne de France n’avait pas d’idée ? Quelle dut être la pitié de Mirabeau et son profond respect, quand il vit la plus grande dame du monde presque à ses pieds, lui, gentilhomme dégradé ? L’histoire ne le dit pas. L’histoire ne rapporte aucune des paroles du grand drame qui se passa la nuit dans ces jardins. Il n’y a pas une seule plume en Europe, aujourd’hui que Walter Scott est mort, qui puisse raconter dignement ce drame fugitif dans lequel il fut décidé que la monarchie vivrait, et peut-être qu’elle eût vécu cette monarchie, sans le poison qui dévora Mirabeau.

Quand la Reine est partie, Mirabeau, qui était à genoux, se relève comme un marquis de Regnard, et il se dit en se frottant les mains : J’irai ce soir souper chez la Guimard.

La Guimard et la Reine ! Cette conférence politique et ce souper de lille ! Ce Mirabeau qui se rend au Roi, et qui va se conso-