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LITTÉRATURE DRAMATIQUE.

ler chez une danseuse de n’avoir pas jeté la Reine sur le gazon de son parc ! Voilà où en est venu le drame français !

À l’acte suivant, Mirabeau revient de l’orgie ; il est abattu, perdu ; il va mourir. — Il ne meurt pas empoisonné, dans le drame, comme c’est chose à peu près démontrée pour tous ceux qui savent à fond cette grande vie ; les auteurs, après avoir trouvé le donjon de Vincennes trop peu dramatique, auront trouvé le poison trop dramatique. Avant de mourir, Mirabeau envoie 20,000 fr. au fils qu’il a eu de madame de Monnier, et qui fait des dettes. Or, le fils de madame de Monnier était une fille, pauvre enfant qui mourut dans la prison de sa mère, et que Mirabeau a pleurée avec des larmes de sang : ainsi Byron a pleuré à Venise l’enfant de son amour ! Enfin, pour compléter cet ensemble, madame de Monnier, qui est morte depuis longtemps, arrive aussi pour recevoir le dernier soupir de Mirabeau ! Voilà à quoi s’est réduit le beau récit de Cabanis ! Vous avez lu ce récit de Cabanis, les souffrances de Mirabeau, sa fenêtre qu’il fait ouvrir pour revoir le soleil encore une fois, comme le voulut voir Jean-Jacques[1]. Mirabeau se pare et se parfume ; il embrasse ses amis ; puis, torturé par la douleur, il écrit sur un livre ce mot solennel : Dormir ! Arrive enfin Barnave, son successeur d’un instant à la tribune ; puis cette tête pesante retombe, faisant voler en éclats la plus vieille monarchie de l’univers.

Ce drame a été pour moi une véritable affliction, je puis le dire ; c’est une torture morale bien cruelle et bien longue, cette espèce de contresens qui dure cinq heures. Ajoutez qu’il est impossible de plus mal jouer le rôle de Mirabeau, que ne le jouait l’acteur Gobert : cette tête dans les épaules, cette grosse voix sourde et sans timbre, ce jeu anguleux et saccadé, cette démarche vulgaire, ce regard terne et morne, tout cela, Dieu merci ! n’a jamais été Mirabeau. Mirabeau, notre hardi gentilhomme, avait une belle et grande tête en dépit des portraits qu’on en a fait. C’était, chez cet homme, l’apparence du commandement, une voix superbe, un regard puissant, des mains charmantes, un sourire imposant, qui devenait irrésistible quand il s’adressait à une femme ; une noble fierté qui ne le quittait jamais,

  1. Laissez entrer le soleil, disait Gœthe à cette belle madame de Vaudreuil qui l’assistait au lit de mort.