Page:Janin - L’Âne mort, 1842.djvu/174

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ni la fuite de ma déesse diaphane, ne purent m’arracher à mon rêve poétique ; je nageais au milieu de ces deux grands fleuves, le Rhône et la Saône, qui se disputaient mon corps comme une proie. Sans songer aux périls qui m’attendaient, je me laissais aller complaisamment à leurs efforts ; tantôt je me trouvais mollement bercé, dans les bras de la Saône, tantôt le Rhône m’arrachait violemment à ces douces étreintes, et m’entraînait avec furie ; d’autres fois, placé sur les confins de ces deux puissances rivales, emporté par l’une, arrêté par l’autre, j’étais immobile, et alors ma vision me revenait aussi belle, aussi riante, aussi jeune ; un instant elle fut si près de moi que je me précipitai pour la saisir. J’ignore ce que je devins alors, à quel bonheur je fus admis, à quelle indicible récompense je fus appelé ; mais après un jour tout entier de cette extase, je me réveillai dans la grange d’un villageois ; la nuit descendait des montagnes, les bœufs rentraient dans leur étable en poussant de mélancoliques mugissements ; ma tête était soutenue par un de ces beaux et vigoureux rameurs du Rhône, comme on en voit encore beaucoup dans mon village de Condrieu ; partout ailleurs, ces hardis navigateurs, hommes dégénérés, sont devenus de timides et astucieux marchands ;